«Mon tour, c’est quand?» demande Roman Tschopp, 53 ans. Ce comédien amateur s’enquiert de sa prochaine apparition en qualité de défunt. Au bout du couloir qui donne sur 33 locaux de mise en bière, le croque-mort Andreas Bichler, 54 ans, explique son activité. La mission de Roman Tschopp se limite à rester étendu dans un cercueil agrémenté de froufrous roses. Andreas Bichler le revêt déjà de sa toge blanche alors qu’il est encore debout. «C’est nettement plus simple.» Puis le figurant grimpe un peu gauchement dans le cercueil. «C’est confortable?» demande Andreas Bichler en rigolant. Le figurant se contente de lever les yeux au ciel: «On le croirait taillé sur mesure.»
Au crématoire de Nordheim, à Zurich, on se livre à des essais. L’association Ausbruch souhaite lever le tabou qui entoure la mort à l’aide d’interventions théâtrales à l’enseigne de la devise «On mourra toujours». «Les mises en scène entendent aider à réduire les peurs et les idées fausses», explique l’instigatrice Annina Sonnenwald, 39 ans, qui est également metteuse en scène. Elle n’a peur de rien. En 2022 déjà, son association Ausbruch montait des pièces de théâtre au pénitencier de Lenzburg (AG). Avec des détenus.
Le four chauffe à 700°C
Andreas Bichler, le responsable technique du crématoire, appuie sur le bouton mural qui commande le grand four. Puis il fait quelques pas de côté. Le regard serein, il vérifie comment le mécanisme d’introduction entièrement automatisé fait glisser sur ses rails un léger cercueil de bois de peuplier jusque dans le four. La porte s’ouvre, le cercueil entre, en quelques secondes il s’embrase. La température dans le four grimpe à 700°C. La porte se referme, le processus s’achève.
Au crématoire, Andreas Bichler fait cette opération environ 35 fois par jour lorsque c’est son tour d’être le maître du four, pendant une semaine. Il le fait avec respect et dignité. Chaque année, quelque 7200 incinérations ont lieu dans les six fours électriques du crématoire de Nordheim. D’expérience, avril est le mois le plus chargé.
Aujourd’hui, les cercueils sont de simples accessoires, mais Andreas Bichler porte un costume plutôt que son habituel vêtement de travail. L’activité à laquelle lui et trois autres collaborateurs familiarisent le public par des mises en scène est bien réelle: avec des gestes doux de la main, il installe le «défunt» afin que celui-ci soit couché bien droit dans le cercueil. Les yeux et la bouche sont clos, la coiffure est apprêtée et le costume funéraire n’a pas un pli. Il noue les mains en prière sur le thorax. Stoïque, le figurant Roman Tschopp se laisse faire. «Il est rare qu’en Suisse on nous demande du maquillage, précise Andreas Bichler. Au terme de notre intervention, le défunt doit si possible ressembler à ce qu’il était. Apaisé.»
Quand les proches le demandent, après la mise en bière, le préposé aux pompes funèbres amène le défunt dans une chambre mortuaire où tout un chacun peut prendre congé comme il le souhaite. «Cela aide à digérer le chagrin», explique Andreas Bichler. C’est une erreur de croire que dès le décès le corps humain dégage des relents désagréables de décomposition. Dans les salles mortuaires, la température est de 8 à 10°C. «A une telle température, le corps d’un défunt demeure trois ou quatre jours dans un état qui permet de lui rendre hommage sans problème.» Dans ses entretiens avec les proches du défunt, il constate systématiquement: «Il est d’un grand secours pour tout le monde de réfléchir déjà de son vivant à son dernier chemin. Et de consigner par écrit ses dernières volontés.»
La journée d’un croque-mort
Andreas Bichler travaille depuis treize ans comme ordonnateur des pompes funèbres à Nordheim. Lors des mises en scène, le public peut poser des questions. Il en est une qui revient sans cesse: «Qu’est-ce qui vous pèse le plus?» Il répond: «Quand c’est un bébé que je dois incinérer. Les parents me font de la peine. La vie n’est pas toujours juste. Je dois ensuite évacuer de tels sentiments.»
Son travail consiste aussi à transporter des défunts d’un EMS, d’un hôpital ou d’ailleurs. Parfois d’une voie de chemin de fer. Son rituel quotidien: après le travail, il prend une douche au crématoire, se lave de la poussière et de l’odeur. «Ça fait du bien, avoue ce père de deux enfants. Ensuite, quand je rentre à la maison, je ne pense plus au boulot.» Cela dit, c’est un beau travail: «Nous autres, les ordonnateurs des pompes funèbres, nous sommes une espèce humaine particulière. Nous sommes sensibles, nous aimons les gens. Pour nous, un être humain reste un être humain même quand il ne vit plus.»
En principe, une incinération dure trois heures. Ensuite, la cendre tombe par une grille sur un plateau. Elle refroidit dans un conteneur de métal. A l’aide d’un aimant, un employé extrait les objets métalliques tels que clous de cercueil ou hanche artificielle, puis il remplit de 2 à 3 kilos de cendre l’urne au nom du défunt.
Le figurant Roman Tschopp est soulagé: au bout de vingt minutes déjà, il peut quitter le cercueil. Pour les mises en scène destinées à des groupes de visiteurs, il doit y rester deux heures, parfaitement immobile et silencieux. Mais la metteuse en scène Annina Sonnenwald lui octroie chaque fois une petite pause: à un moment précis, il se dresse brièvement sur son séant, jette un coup d’œil circulaire sur les visiteurs stupéfaits et demande au croque-mort avec un sourire entendu: «Mais qu’est-ce que vous me faites?»
>> Plus d'informations: www.ausbruch.ch
Tu es poussière...
En Suisse, quelque 85% des personnes sont incinérées après leur décès, les autres inhumées. La proportion d’incinérations est plus basse dans les régions campagnardes catholiques. Le pape Paul VI avait levé l’interdiction de la crémation en 1964. Pour les juifs et les musulmans, elle reste interdite. La famille et les proches sont autorisés à faire ce que bon leur semble des cendres, pourvu que ce soit un geste pieux. Il devient toujours plus courant de disperser les cendres dans un cours d’eau ou dans d’autres lieux de la nature.