L’actualité pandémique lui a donné raison. Un an pile-poil après avoir publié «A la trace», un essai glaçant sur le capitalisme de la surveillance consolidé par l’alliance inquiétante des géants du numérique, le Français Olivier Tesquet publie aujourd’hui «Etat d’urgence technologique: comment l’économie de la surveillance tire parti de la pandémie» (Ed. Premier Parallèle). Le journaliste d’investigation pour le magazine Télérama y livre une analyse fine et critique de cette année de crise sanitaire mondiale et sidérante. Il autopsie surtout avec intelligence l’accaparement, à des fins sanitaires, de nos espaces privés et publics par des outils et des acteurs de la surveillance. Olivier Tesquet démontre que le monde d’après ne sera pas comme avant.
- En France comme dans d’autres pays d’Europe, la menace terroriste à la suite des attentats parisiens de 2015 a permis aux gouvernements de justifier l’usage de nouveaux outils de surveillance. La pandémie actuelle généralise le traçage des citoyens. Les crises sont-elles des vecteurs de banalisation de la surveillance?
- Olivier Tesquet: L’analogie est frappante. Les attentats de 2015 comme la crise actuelle sont des moments de sidération. Ce sont des événements contemporains qui ont pour particularité d’avoir un impact mondial. D’un côté, l’ennemi est le terroriste. De l’autre, c’est le virus ou les corps qui le transportent. Pourtant, la sémantique des gouvernements suit une étrange continuité. Dans son allocution télévisée de mars 2020, Emmanuel Macron martelait: «Nous sommes en guerre.» En 2015, François Hollande usait des mêmes termes à la suite des attentats. Et puisqu’on utilise les mêmes mots, on utilise aussi les mêmes armes, notamment technologiques.
- Mais en quoi ce solutionnisme technologique banalise des outils de surveillance?
- Il les normalise. En 1966, dans le cadre d’une conférence publique, l’architecte britannique Cedric Price provoquait l’assistance avec cette phrase devenue célèbre: «La technologie est la réponse, mais quelle était la question?» Elle est plus que jamais d’actualité. Puisque les Etats agissent dans l’urgence – sécuritaire, sanitaire, technologique –, ils s’intéressent peu aux finalités des outils qu’ils déploient. «S’ils marchent, tant mieux, sinon, tant pis», semblent-ils se dire. Or, dès les premières heures de la pandémie, cette précipitation a poussé les gouvernements, quelle que soit la nature de leur régime politique, à mobiliser des outils familiers. Ainsi, pour contrôler les corps malades, on a d’abord recouru à des mesures de police.
- Qui sont ces acteurs de l’économie de la surveillance qui tirent parti de la pandémie? Et comment?
- Il y en a plusieurs. Parmi eux, nous trouvons des acteurs économiques privés, actifs sur le marché de la sécurité et de la surveillance, qui ont orienté leur modèle d’affaires pour répondre aux besoins des Etats dans la lutte contre la pandémie. Citons par exemple la société israélienne NSO Group, spécialisée dans la vente de logiciels espions à des pays peu fréquentables pour surveiller journalistes et opposants. Dès le printemps 2020, avec le soutien du ministre de la Défense, elle a développé un logiciel baptisé Fleming, une sorte de tableau de bord qui permet de calculer le score de contagiosité des individus en fonction des endroits où ils se rendent. C’est ce genre de développement qui fait dire à Yuval Noah Harari qu’Israël est en train de devenir «la première dictature du coronavirus».
«En se gardant de tout réflexe complotiste, il faut rester très vigilant»
- Vous citez également le cas controversé de Palantir. Le géant américain spécialisé dans l’analyse des données travaille avec le gouvernement américain pour l’aider à suivre la production et la distribution des vaccins contre le Covid-19.
- Palantir, qui est coté en bourse depuis l’automne 2020, est un exemple totémique. Comme NSO, la société américaine est née dans un contexte de lutte contre le terrorisme. Elle a été fondée après le 11-Septembre, grâce au fonds d’investissement de la CIA, et travaille étroitement avec plusieurs agences de renseignement ou forces de police, aux Etats-Unis comme à l’étranger. Son nom en lui-même n’a d’ailleurs rien d’innocent puisqu’il fait référence à une pierre elfique dans la trilogie de Tolkien «Le seigneur des anneaux». Le Palantir est cette boule de cristal qui permet de tout voir, tout le temps. Au fil des années, Palantir s’est diversifié, collaborant aussi avec des multinationales pour optimiser leurs chaînes de production ou détecter des menaces internes. Mais la crise du coronavirus lui a ouvert les portes du marché de la santé. En Grande-Bretagne par exemple, l’entreprise a fait main basse sur le NHS, le système de santé publique, avec trois contrats signés en seulement quelques mois. Et aux Etats-Unis, c’est elle qui a développé pour le gouvernement américain l’algorithme qui permet de planifier et de suivre l’acheminement des vaccins.
- Vous êtes notamment sceptique sur les applications de traçage des cas de covid.
- Je pense surtout que l’on néglige les effets pervers de ce type d’applications. Comme le pointait le Conseil de l’Europe, on ne sait rien de leur efficacité, et pas grand-chose des risques qu’elles présentent. A Singapour, souvent cité en modèle, l’application locale, TraceTogether, est désormais utilisée pour des enquêtes de police. Ce qui me gêne le plus, c’est que ce sont des objets de communication politique avant d’être des outils de politique sanitaire. Si on me dit que 15 millions de personnes ont été vaccinées, c’est une information. Par contre, si on m’affirme que 15 millions de personnes ont téléchargé telle ou telle application, ça ne me dit rien.
- Quelle lecture faites-vous finalement de cette année de pandémie?
- Celle d’une égalisation brutale. Lorsque je vois ce qui se passe en Chine en matière de contrôle social par les technologies de vidéosurveillance, la reconnaissance faciale, la biométrie ou encore la surveillance des réseaux sociaux, et ce qui se passe dans nos démocraties occidentales depuis un an, je suis frappé par la porosité entre deux modèles en apparence antinomiques. Ce cousinage se manifeste d’ailleurs par des transferts de technologies: les leaders chinois de la vidéosurveillance, Hikvision ou Dahua, vendent leur matériel à des pays occidentaux; et ces mêmes pays occidentaux – la France ou la Suède, par exemple – exportent en Asie leur savoir-faire en matière de surveillance.
- Le modèle de surveillance «à la chinoise» est-il en train de s’exporter?
- Les technologies sécuritaires chinoises ne sont pas neutres: elles portent en elles une charge politique, une fonction policière. En se gardant de tout réflexe complotiste, je pense qu’il faut rester très vigilant: d’une part, les technologies chinoises quadrillent déjà le monde, de l’Europe à l’Amérique du Sud; de l’autre, dans cette longue pandémie, les démocraties libérales cultivent un rapport ambigu à la technologie, qui devient – avec la force – le dernier moyen de préserver la rente du pouvoir lorsque les institutions sont fragilisées. Dans ces conditions, la délégation de fonctions régaliennes au secteur privé devrait collectivement nous interpeller.
«Une fois qu’un dispositif est déployé au nom de l’exception, il n’est jamais retiré»
- Le commerce en ligne ou les applications de vidéoconférence, la pandémie nous a rendus entièrement dépendants de la technologie. A l’inverse, cette technologie qui nous sauve est de plus en plus intrusive.
- C’est le paradoxe de l’épisode historique que nous traversons. Nos vies se sont largement dématérialisées, et nous sommes désormais reliés les uns aux autres par la membrane invisible de nos téléphones ou de nos ordinateurs. Mais ces mêmes outils sont aussi ceux qui nous isolent et fracturent le corps social. Je pense par exemple à l’inflation de moyens techniques pour surveiller la productivité des télétravailleurs ou l’assiduité des élèves en distanciel, le tout étant maquillé en bien-être au travail. On parle souvent de la technologie comme d’un pharmakon, à la fois poison et remède; or je pense que nous sommes soumis à un intense phénomène de mithridatisation: à force de s’empoisonner par petites doses, on finit par s’habituer.
- Justement, le titre même de votre livre évoque un état d’urgence, donc une situation exceptionnelle. Un retour à la normale est-il possible?
- Le monde d’après est sur toutes les lèvres, mais l’urgence technologique est l’assurance de ne pas retrouver celui d’avant. C’est du reste une bonne définition de l’effet cliquet, observé lorsqu’on étudie les politiques sécuritaires: une fois qu’un dispositif est déployé au nom de l’exception, il n’est jamais retiré.
- Conséquence de la pandémie, vous évoquez la cannibalisation de nos lieux de vie par les technologies de surveillance.
- Le domicile est une bonne échelle pour observer le bouleversement de nos équilibres collectifs et intimes. Tous nos appartements sont reliés par les visioconférences et la puissance des réseaux sociaux. Ce n’est plus tout à fait chez soi, ce n’est pas complètement le travail non plus. Quant à l’espace public, hostile puisque nous l’habitons de manière dérogatoire, il accueille des technologies chargées hier de détecter des comportements suspects, aujourd’hui de mesurer la distanciation sociale. Qu’il s’agisse des drones ou de la reconnaissance faciale, ces nouveaux champs de la surveillance bénéficient de l’opportunité industrielle offerte par la crise sanitaire.
- Vous posez la question de savoir s’il s’agit d’une surveillance de masse ou d’une massification de la surveillance. Pourquoi cette distinction pour traduire l’époque étrange que nous vivons?
- Ce qui me gêne dans la terminologie de la surveillance de masse, c’est sa dimension orwellienne, cette vision très totalitaire de la technologie, verticale, imposée par la force. La surveillance contemporaine se développe à bas bruit avec notre concours. Plus qu’un Big Brother qui nous regarderait tous, je crains bien davantage l’avènement d’une société de Little Brothers vigilants s’épiant les uns les autres.