«Il y a deux bêtes politiques en Suisse. Christoph Blocher et Pierre Maudet.» La petite phrase est lancée par Ueli Leuenberger, ancien conseiller national (Verts/GE) dans les locaux du syndicat SIT, le stamm choisi par l’alliance genevoise rose-verte pour ce 30 avril, dimanche électoral. Les résultats du second tour viennent de tomber. Et les émotions qui se dessinent sur les visages des militants sont contrastées. Si trois de leurs candidats sont élus – les sortants Thierry Apothéloz et Antonio Hodgers ainsi que Carole-Anne Kast –, la magistrate verte Fabienne Fischer est, quant à elle, boutée hors du gouvernement.
Un nom est sur toutes les lèvres, celui de Pierre Maudet. Avec plus de 48 000 voix, le phénomène de la politique genevoise parvient à se hisser au sixième rang du second tour de l’élection au Conseil d’Etat. Stupeur et tremblements. Enfin, pas pour Ueli Leuenberger, peu étonné par le retour en force de l’ancien magistrat, pourtant reconnu coupable par le Tribunal fédéral d’acceptation d’un avantage: «J’ai été l’un des premiers à dire que sa liste Libertés et Justice sociale obtiendrait le quorum (le mouvement est entré au Grand Conseil le 2 avril en raflant dix sièges, ndlr). Je l’ai observé sur le terrain. Il est allé chez les Tunisiens, les Kosovars, dans les salons de coiffure et même dans les kebabs. Il a mené une campagne comme beaucoup ne savent plus le faire.» Une opinion partagée par Manuel Tornare, ancien maire de Genève, croisé sur les pavés de la Vieille-Ville: «Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, force est de constater que Pierre Maudet a mené une campagne brillante. Du matin au soir, il était dans la rue, sur les stands et dans les quartiers périphériques. Contrairement à ce que certains jeunes politiciens peuvent penser, une campagne électorale ne se gagne pas sur les réseaux sociaux.»
«Un score pareil dépasse l’entendement»
Pour rappel, en 2015, alors qu’il siégeait au Conseil d’Etat genevois, Pierre Maudet a effectué un voyage à Abu Dhabi en compagnie de sa famille et de son bras droit, tous frais payés. Une luxueuse escapade d’une valeur d’au moins 50 000 francs offerte par la famille royale émiratie. L’affaire avait éclaté en 2018 et allait empoisonner deux ans durant la vie de la République pour finalement mettre un terme à sa carrière politique. Poussé hors du gouvernement et lâché par le PLR, son parti politique, on le pensait fini. Que nenni.
De sa fulgurante ascension à sa chute, ce père de trois enfants, né en 1978, a toujours fasciné, du moins intrigué. «Malin», «charismatique», «stratège» sont des adjectifs qui reviennent souvent dans la bouche des interlocuteurs sollicités. D’autres soulignent un ego surdimensionné et une propension très relative à l’autocritique. Une élue glisse sous le couvert de l’anonymat: «En politique, tout individu qui se croit indispensable est problématique. En s’accrochant au pouvoir, en se présentant à nouveau malgré une condamnation, il a montré et montre qu’il n’est pas là pour les bonnes raisons. La politique devrait être une affaire d’idées, pas de personnes.»
«Un côté français»
Manuel Tornare se souvient, amusé: «Je l’ai reçu dans mon bureau lorsque j’étais directeur du collège de Candolle. Il avait 15 ans et voulait instaurer le parlement des jeunes. A l’issue de cette heure d’entretien, j’ai dit à ma secrétaire: «Celui-ci, il a la politique dans le sang et il a une bonne circulation! Plus sérieusement, c’est un tribun. Il a ce côté français – il est binational – avec une éloquence remarquable. Il se démarque, car, en Suisse, sur ce plan-là, le niveau est un peu pathétique.»
Le journaliste alémanique Philippe Reichen lui a consacré un livre en 2019: «Pierre Maudet, le vertige du pouvoir» (Ed. Cabédita). «C’est un personnage hors norme. Il n’y a pas d’équivalent en Suisse alémanique avec cette énergie et surtout cette confiance absolue en sa personne. Il aime le pouvoir et il le dit. Il est constamment en campagne, il donne l’impression d’avoir toujours une élection en ligne de mire et, par conséquent, de faire de la publicité pour un produit à vendre: lui.»
Sa reconquête du pouvoir, le stratège l’a construite pas à pas. Alors qu’il est privé de dicastère par ses collègues du gouvernement en 2020, à la suite d’un audit du personnel au sein de ses services mettant en cause son style de management – «éjecté», corrige l’intéressé au téléphone –, il met sur pied une «permanence de conseil» gratuite pour soutenir les victimes de «violence administrative», principalement des commerçants et des entrepreneurs indépendants, un potentiel nouvel électorat. Après une tentative de retour au pouvoir en 2021 qui se solde par un échec à l’élection complémentaire, il crée la fondation PALM (Penser avec les mains) «pour faire avancer des projets citoyens pour Genève», une organisation financée grâce à sa rente de conseiller d’Etat. En septembre 2022, le forçat de la politique lance son propre mouvement, Libertés et Justice sociale, et parvient à fédérer des militants aux profils hétéroclites. Artisans, petits commerçants, indépendants mais également des radicaux et d’anciens socialistes qui ne se reconnaissent plus dans les programmes de leurs partis. Les bases sont posées.
Nouveau look, nouvelle vie
La mue du politicien passe aussi par sa façon de se présenter au monde. Il troque cravates et costumes pour une apparence plus décontractée, chemise ouverte, jean et barbe de trois jours. Fini l’image du premier de classe arrogant, le Pierre Maudet 2.0 joue la carte de l’humilité et de la proximité. Au point d’endosser les habits du héros salvateur qui s’affranchit des luttes idéologiques gauche-droite pour se mettre au service des petites gens. «Durant cette campagne aux relents parfois populistes, il s’est posé comme un défenseur des déçus du système alors qu’il a incarné ce système pendant des années, analyse le politologue et enseignant à l’Université de Genève Pascal Sciarini. Un joli tour de passe-passe, d’autant plus qu’il est parvenu à se positionner un peu en dehors des schémas traditionnels. Mais son idée de gouverner par projets et non selon les vieilles lignes gauche-droite, je n’y crois pas.»
Le magistrat fraîchement élu s’en défend vigoureusement. «J’ai été éjecté du microcosme politique, je n’en faisais plus partie. Il serait abusif de parler de tour de passe-passe alors que j’ai simplement relevé que le système était à bout de souffle dans sa capacité à générer de nouvelles idées, de nouveaux débats et de permettre un renouvellement dans l’approche politique. Sur ce point, avec le profil des candidats de la liste et nos projets concrets, je suis assez crédible.»
De l’adversité, Pierre Maudet a triomphé. Mieux, il en a joué. Le photographe genevois Niels Ackermann, qui l’a suivi durant deux de ses campagnes, a eu le loisir d’observer «la bête politique» en action: «Il a un certain flair. Ce qui est intéressant avec les personnages, disons, créatifs ou machiavéliques, c’est que plus ils sont mis en difficulté, plus ils deviennent intelligents.» Il poursuit: «Il a aisément contourné les obstacles que ses adversaires ont pu poser sur son chemin. Mieux, il en a fait des outils de travail. On lui ôte ses dossiers et la possibilité de faire son job? Il crée une permanence de conseil. Son parti le lâche? Il en profite pour se coller l’étiquette d’indépendant, une façon de gagner de la légitimité auprès d’un électorat qui ne vote plus.»
Alors, ce retour a tout de la revanche, même si le politicien lui préfère le terme de «réussite réparatrice». S’il admet n’être pas sorti indemne des épreuves traversées, il n’a jamais songé à abandonner la politique. Après l’ascension et la chute est venu le temps de la résurrection, légitimée par les urnes. «Le verdict démocratique est clair: le peuple a décidé de m’accorder une seconde chance.» Et, qu’on le veuille ou non, l’histoire de Genève devra s’écrire avec Pierre Maudet.