En 2015, John Landgraf, patron de la chaîne américaine FX, qui produit de longue date des séries adulées par les sériephiles (Nip/Tuck, The Americans, Sons of Anarchy, American Horror Story, Pose…) s’alarmait déjà du nombre de séries disponibles, annonçant l’ère de la peak TV: un pic de production au-delà duquel tout le monde serait perdant, avec l’explosion de la bulle fictionnelle. Cinq ans plus tard, l’inverse s’est produit, et ce qui était censé représenter un sommet ressemble maintenant à une ligne de départ où de nouveaux concurrents à l’appétit d’ogre sont venus chambouler toutes les règles. Les services de streaming Apple TV+ et Disney+ défient les mastodontes Netflix et Amazon, tandis que NBC Universal et Warner Media affûtent leurs armes aux Etats-Unis avec leurs services de streaming (Peacock et HBO Max). Hollywood n’a jamais autant ressemblé à un champ de bataille. En 2010, on y comptait 200 nouvelles séries par an, en 2017, plus de 500.
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Aujourd’hui? Plusieurs par semaine… Et cette guerre se joue à coups de sommes stratosphériques injectées dans les contenus originaux: Amazon vient ainsi de racheter les studios MGM pour 8,45 milliards de dollars pour assurer une longue vie de séries à la franchise James Bond, mais la plateforme est aussi passée de 7,8 milliards de dollars d’investissement en 2019 à 11 milliards en 2021, tandis que Disney a annoncé mettre 16 milliards par an sur la table jusqu’en 2024, Netflix 17 milliards et Warner Media 20 milliards. Pour le bonheur des sériephiles?
«On a l’impression que les séries sont devenues un produit culturel très sophistiqué, mais on est dans une période très ennuyeuse, douche d’emblée Olivier Joyard, scénariste et critique de cinéma. Car il y a une tendance à produire des séries mondialisées sur le modèle des blockbusters au cinéma, avec des recettes éprouvées et la recherche d’un public le plus large possible, ce qui donne des fictions formatées. Début 2000, il y a eu un afflux de bonnes séries, car les auteurs indépendants s’y étaient réfugiés, alors que le cinéma misait tout sur les superproductions. Mais la plupart des diffuseurs ne souhaitent plus de fictions atypiques. Leur besoin de contenu fait qu’ils cherchent d’abord à remplir des cases, comme n’importe quelle chaîne grand public. Le but de Netflix est de produire des séries comme Lupin, qui seront regardées jusqu’au Mexique, avec des acteurs géniaux comme Omar Sy, mais où l’on tend à surexpliquer tout ce qui se passe.»
Et les séries audacieuses autrefois acclamées par les fans trouvent de moins en moins d’espace, comme le démontre l’ascension d’Amazon, qui s’était imposé avec Transparent (mettant en scène un père de famille annonçant à sa famille vouloir devenir transgenre) et qui se tourne à présent vers des superproductions telles que Le seigneur des anneaux, déjà présentée comme «la série la plus chère jamais produite» (avant la prochaine…), avec un budget de 465 millions de dollars pour la seule première saison.
But de la manœuvre? Ferrer de nouveaux abonnés, alors qu’UBS estime le marché des accros au streaming à 2 milliards en 2030, pour des bénéfices de 167 à 300 milliards de dollars. Entre-temps, les séries reviennent au principe d’origine. «Elles sont nées avec la télévision et la publicité, dans un objectif marchand, rappelle Frédéric Lavigne, directeur artistique du festival Séries Mania. On les nommait soap-opéras, car l’objectif était de feuilletonner des histoires pour vendre du savon durant les coupures publicitaires. Ce qui n’a jamais empêché des auteurs de faire des œuvres extraordinaires dans un contexte commercial. C’était le cas de certains artistes à l’époque des grands studios hollywoodiens, qui respectaient le cahier des charges tout en réalisant des œuvres personnelles.»
Il n’empêche, le paysage est en mue. Encore. Car l’histoire des séries se réécrit en permanence: après l’avènement des soaps, la révolution du câble débarque dans les années 1980. Et des chaînes comme HBO apportent un vent frais aux narrations (Les Soprano, Six Feet Under, Sex and the City, The Wire…). Le XXIe siècle voit l’essor des plateformes et de spectateurs capables d’engloutir des séries en une nuit. Les diffuseurs sont contraints de nourrir la bête à un rythme effréné. «Ces plateformes diffusent tous les épisodes d’un coup et doivent lancer plus de contenus pour attirer l’attention, poursuit Frédéric Lavigne. Et la saisonnalité des séries a été fracassée. Il n’y a plus la traditionnelle saison des lancements en septembre et on constate une diminution des formats: avant, une saison faisait 22 épisodes, puis on est passé à 13 épisodes et, maintenant, entre six et huit. Cela permet de tourner plus vite, de prendre moins de risques et de faire plus souvent parler de soi.»
On assiste à la mondialisation des contenus. «Les plateformes lancent des productions en langue originale dans chaque pays où elles souhaitent développer un lien avec les consommateurs, ce qui fait que l’on a des séries du monde entier et permet heureusement de trouver encore des séries atypiques, ajoute le directeur artistique. Nous avons notamment sélectionné pour le festival 2021 (qui aura lieu du 26 août au 2 septembre à Lille et en ligne, ndlr) une série turque qui est une transposition contemporaine de Hamlet sur une île en face d’Istanbul et une série islandaise sur un village de pêcheurs soumis au quota de pêche dans les années 1980, réalisée par une troupe de théâtre qui a collecté de vrais témoignages. Il y a toujours beaucoup de choses dans le paysage, mais ce sont des aiguilles dans des meules de foin très formatées.» Olivier Joyard confirme: «Certains pays profitent de cette mondialisation et c’est la vraie nouveauté, car nous avons des séries que l’on ne voyait pas auparavant. Il y a ainsi eu la vague des polars nordiques, puis celle des séries israéliennes, mais aussi espagnoles, italiennes, etc. Hélas, on voit surtout beaucoup de reboots, des réadaptations d’ancienne séries telles que Beverly Hills, et il faut beaucoup fouiller pour trouver des séries allant contre la tendance des plateformes de s’adresser à une espèce de spectateur idéal et mondialisé.»
Ces nouveaux diffuseurs numériques adoptent surtout un protectionnisme agressif qui donne toujours plus de fil à retordre aux diffuseurs historiques, comme le confie Alix Nicole, responsable programmation et acquisitions à la RTS, qui tente d’offrir depuis longtemps la crème des séries télé: «La situation se corse et se complexifie. Avec sa plateforme, HBO va par exemple s’implanter tôt ou tard en Europe et, à ce moment-là, il sera plus compliqué d’acheter ses séries pour nous. C’est déjà le cas avec Disney, qui a racheté la 20th Century Fox et a retiré du marché des télévisions un certain nombre de programmes. Donc le marché augmente, tout en réduisant le nombre d’interlocuteurs et de possibilités. Récemment, nous voulions acheter la série britannique acclamée I May Destroy You, mais c’est un tel succès que HBO garde l’exclusivité cinq ans. C’est long pour une série ancrée dans son époque… Il y a beaucoup d’exemples similaires, mais, au bout d’un moment, quand ces plateformes auront atteint un plateau d’abonnés, peut-être rouvriront-elles l’achat aux chaînes ancestrales.»
En attendant, c’est une compétition sauvage pour recruter des talents, «le nerf de la guerre», souligne Frédéric Lavigne. «Aux Etats-Unis et en Angleterre, les agents ont notamment pris une place démentielle. Ce sont des boîtes gigantesques, qui proposent acteurs, scénaristes et auteurs de livres à adapter dans un même pack aux studios. Et puis les plateformes telles que Netflix ou Amazon offrent leurs propres contrats exclusifs, sur plusieurs années, un peu comme le faisaient les studios hollywoodiens des années 1930 et 1940, avec des talents qui ne travaillent que pour eux.»
Cette montée en gamme n’empêche pas une production toujours plus archétypale dans la course au contenu. «On a les séries avec les femmes de milieu bourgeois, vivant dans des maisons d’architecte, qui s’aperçoivent que leur mari les a trompées toute leur vie et dont la fille disparaît en forêt pour réapparaître trois ans après. On a le duo de flics antinomiques qui revient sur un crime dans le village d’origine d’un des deux, pour réactiver sa névrose d’enfance. On a aussi pléthore d’adaptations de romans déjà connus, d’histoires basées sur des faits réels et de remakes de séries. D’ailleurs, je pense qu’on aura bientôt le retour de Columbo», ironise Frédéric Lavigne. Il faut bien nourrir une bête toujours plus insatiable…
Mais ce qui désole le plus Alix Nicole reste l’avènement d’une consommation hyper-individualisée, chacun plongé dans sa série, même au sein des familles, là où ces fictions créaient du lien il y a peu: «On ne peut plus parler de séries ensemble, alors qu’un des grands plaisirs de la série est de pouvoir partager ses impressions avec les autres et de commenter la progression.» Hélas, le spectateur est de plus en plus hagard dans un monde où la fiction ressemble à de la fast fashion. Au point qu’un nouveau syndrome est apparu: la fatigue du choix. Soit le fait de passer deux heures à consulter le menu, avant de dormir au lieu de commencer une œuvre. Mais Netflix, qui semble avoir réponse à tout, propose désormais la nouvelle fonction «Play something», qui démarre instantanément une série, pour soulager les indécis. Oui, comme au bon vieux temps de la télé d’antan... Retour à la case départ?
Des séries et des records
C’est bien d’avoir du succès, mais ce n’est pas mal non plus d’entrer dans l’histoire en battant des records. Pour qu’on ne vous oublie pas, même quand des milliers de séries ont fait le buzz depuis. La preuve.