Prononcez le mot «Remor» devant un Genevois ou une Genevoise et vous verrez ses yeux pétiller, un sourire se dessiner sur son visage et quelques anecdotes fuseront. Chacun est prompt à dégainer un souvenir lié à ce lieu: une glace maladroitement dégustée, enfant, avec la fameuse cuillère au bout carré, un déjeuner d’étudiants refaisant le monde devant les trois salades de Georges-Félix Remor, une histoire d’amour amorcée autour d’un café sur la terrasse, un livre lu ou écrit sur les banquettes de moleskine couleur châtaigne.
Ce café-glacier mythique trône fièrement à l’embouchure de la place de Plainpalais, telle la proue d’un bateau immobile, depuis cent longues années. Et le plus merveilleux, dans cette histoire, c’est que le Remor appartient toujours à la famille Remor, depuis trois générations.
L’histoire de ce lieu est abracadabrante. Elle a commencé en Italie, dans le petit village de Forno di Zoldo, dans la province de Belluno. Valentino Remor y exerçait le métier de forgeron: il fabriquait des clous et les livrait à dos d’âne jusqu’au village voisin. Avec sa femme Anna, ils ont eu six enfants: Santo, Giuseppe – dit Peppino –, Bortolo, Giorgio, Romano et Maria. La région des Dolomites, au XIXe siècle, n’avait que sa beauté à offrir en partage. Parfait pour nourrir l’âme mais insuffisant pour sustenter une famille nombreuse. Les quatre frères aînés ont compris que, s’ils voulaient s’offrir un avenir, ils devraient traverser une, voire plusieurs frontières et aller chercher fortune ailleurs.
Leur première étape fut l’Autriche. «C’est à Vienne qu’ils font leur apprentissage chez un pâtissier qui les initie à la fabrication des glaces», explique Georges-Félix Remor, le fils de Giorgio. En 1911, ils continuèrent leur périple vers Hambourg, en Allemagne, où la fratrie a ouvert le premier café-glacier portant son nom: Remor. Ils auraient pu y couler des jours heureux, mais c’était compter sans les retournements de l’histoire: en 1915, alors que la Première Guerre mondiale ravage l’Europe, les Remor sont contraints de rentrer au pays. Pas pour longtemps. Santo, le premier, ressent l’appel du large et quitte l’Italie en 1916 pour se rendre à Boston. Il en reviendra avec, dans ses valises, le secret des onctueuses glaces américaines, qui a été transmis à toute la fratrie. A son retour, il s’est arrêté à Saint-Gall, le temps d’ouvrir le premier glacier Remor de Suisse, avant de retourner en Italie, à Vicenza, dans les années 1920, où il s’est établi et a créé une fabrique de pâte de noisettes et une gelateria Remor. Fin du périple pour Santo.
Tandis que son frère traversait l’Atlantique, Peppino prit lui aussi la poudre d’escampette: direction Winterthour, puis Genève, où il s’est installé, entraînant ses trois autres frères avec lui. A l’époque, la Cité de Calvin n’était pas encore la ville internationale qu’elle est devenue, mais les Remor avaient le nez fin. L’Europe était sortie exsangue du conflit mondial et, même si la paix avait été signée, elle semblait très fragile. L’Allemagne avait été humiliée par le Traité de Versailles; combien de temps attendrait-elle pour prendre sa revanche? Afin de maintenir la paix, les Etats souhaitaient créer un organisme chargé de faire respecter le droit international. La Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU, fut créée en février 1919.
C’est dans ce contexte historique que Peppino Remor a ouvert le Salon des glaces Remor, sur la place des Eaux-Vives, en 1919. Cet établissement de style néo-Louis XVI, avec ses lambris crème, ses miroirs et ses peintures murales, était le lieu idéal pour recevoir une clientèle féminine accompagnée d’enfants sages. Deux ans plus tard, en 1921, avec ses frères Bortolo et Giorgio, il a ouvert un deuxième glacier baptisé le Salon des glaces américaines, sur la place du Cirque – l’actuel café Remor, rebaptisé ainsi à la suite de l’exécution des anarchistes Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, en août 1927, et des manifestations anti-américaines qui ont embrasé Genève à l’époque. Les Remor étaient des «serial entrepreneurs» et ont créé un café après l’autre de Genève à Zurich, de Lucerne à Lausanne. Peppino a même tenté sa chance à Cannes, où il a ouvert un Remor sur la Croisette.
Mais revenons à Genève. En 1931, les deux cafés Remor genevois sont passés aux mains de Giorgio. Une figure, à l’époque, toujours tiré à quatre épingles. «Mon père n’avait pas de permis et sillonnait la ville avec son VéloSoleX», souligne Georges-Félix. Juché sur son fidèle engin, il livrait ses glaces d’un établissement à un autre. Amoureux de sa ville, il avait eu l’idée de créer une fontaine monumentale pour la place du Cirque, une belle utopie qui est restée à l’état de maquette, que les clients du café pouvaient admirer. C’est lui qui a donné le goût de ce métier à son fils Georges-Félix, avec qui il s’est associé en 1958.
Dans les années 1970, le Remor des Eaux-Vives était devenu le stamm des retraités du coin et l’on y égrenait la litanie de ses soucis. Georges-Félix l’a vendu en 1978 et l’enseigne est devenue le San Remo. A partir de cette année-là, un seul établissement portant le nom de Remor a survécu à Genève: celui de la place du Cirque. Ce glacier avait su conserver une clientèle mélangée du fait de sa situation: la proximité du Grand Théâtre, du Conservatoire, de l’université et du Victoria Hall. Etudiants, musiciens, écrivains, photographes, politiciens, journalistes de feu «La Suisse» et de la «Tribune de Genève», ouvriers travaillant sur les chantiers du coin, tous se coudoyaient au Remor pour échanger bruyamment, boire un café, torailler, rire, écrire, tomber en amour, ou en désamour, bref, vivre, quoi.
Georges-Félix, avec sa longue silhouette sèche, ses cheveux gris, son sourire rare, peintre amateur à ses heures, était un avant-gardiste culinaire sans le savoir. Il a eu l’idée avant tout le monde de proposer des plats légers et sains – les fameuses trois salades – qui changeaient tous les jours. «Elles dépendaient de ce que je trouvais au marché», dit-il. Avec l’un de ses amis, peintre et voyageur, il a aussi co-créé quelques recettes agrémentées d’épices, à une époque où la cuisine du monde n’était pas encore au goût du jour. «On a inventé des recettes comme le navet à la cannelle et au sumac, les légumes assaisonnés au garam masala...» ajoute-t-il fièrement. Il a consigné toutes ses trouvailles dans un carnet qu’il a transmis à son fils, Antoine, lorsqu’il lui a remis les clés de l’établissement. Et parce qu’il était gustativement très aventureux, il a osé créer un sorbet au chocolat noir dont personne ne voulait. «Ce sorbet était tellement noir que les clients étaient rétifs à le consommer. Durant presque deux ans, ma femme et moi fûmes obligés de manger toute la production», dit-il en riant.
Changement de siècle, changement de patron, changement de décor. En 2001, Georges-Félix confie les rênes de l’entreprise à son fils Antoine Remor. On reconnaît ce dernier à sa Chevrolet de 1954 et ses costumes trois pièces. Il se destinait à une carrière d’architecte, mais pouvait-il laisser ce bel héritage familial tomber en désuétude et risquer de devenir, quelle horreur, un Starbucks? Pour l’architecte diplômé qu’il était, le café portant son nom allait devenir un merveilleux terrain d’expérimentation artistique. Il a donc suivi le chemin tracé par sa lignée et, comme son père avant lui, s’est inscrit à l’école hôtelière du Vieux-Bois.
Si l’on compare les photos du Remor des origines à celles d’aujourd’hui, on ne reconnaît rien. Pourtant, le maître des lieux a réussi à donner à son café une allure vintage, comme s’il avait toujours été ainsi. Contrairement à son père, qui n’avait guère de goût pour la décoration, Antoine Remor a tout changé. Il a transformé un vieux piano destiné à la décharge en frigo à gâteaux, un lit trouvé chez Emmaüs en bar, et il n’a pas fini. «J’ai repris le commerce pour le potentiel de créativité qu’il m’offrait. Le Remor est un lieu culturel où l’on croise des danseurs, des musiciens, des photographes. C’est la pluriculturalité qui fait la force de l’établissement.» Quand on lui demande quels artistes se sont arrêtés au Remor, à peine cite-t-il Sidney Bechet «qui venait boire des verres sur la terrasse avant d’aller jouer au Victoria Hall». Le name dropping n’est pas le genre de la maison.
Lorsque, en mai 2020, la Confédération a imposé des mesures de protection aux cafetiers et aux restaurateurs, Antoine Remor eut l’idée de transformer son café en wagons: il a accroché des rideaux rouges à des baguettes suspendues à des porte-bagages, sur lesquels il a déposé de vieilles valises et des chapeaux. Et au plafond: de faux nuages. «Ma fille adore Harry Potter et j’ai inventé une scène qui n’existe pas dans les films: le Poudlard Express voyageant dans les nuages.»
Depuis la réouverture des terrasses le 19 avril, les clients affluent. Ils ont retrouvé les fameux lapins jaunes, animaux totems de l’établissement. «Je les avais trouvés chez Globus, lorsque le grand magasin liquidait sa décoration de Pâques. Je les ai achetés pour qu’ils deviennent les mascottes du Remor», explique Antoine Remor. Mais par une nuit de mars 2013, l’un des deux animaux s’est fait kidnapper. Des jeunes très avinés l’avaient pris en otage et l’ont jeté dans le Rhône. Il allait se noyer au large du barrage du Seujet lorsqu’un employé des Services industriels de Genève l’a sauvé des eaux. Un mois plus tard, le second lapin se faisait kidnapper à son tour. Il fut retrouvé sur la place des Volontaires, victime d’amateurs de selfies. Il s’en est passé, des choses, dans ce café romanesque et, d’ailleurs, l’écrivain genevois Joël Dicker l’a mentionné dans son dernier opus, «L’énigme de la chambre 622».
Pour fêter le centenaire du Remor, une exposition de photos historiques sera accrochée sur les murs du café, un livre sortira cet été, des soirées sont prévues pour animer les lieux. «J’ai voulu célébrer dignement cet anniversaire, car c’est l’un des rares établissements qui soient restés pendant un siècle entre les mains d’une même famille avec son nom sur l’enseigne! Le Remor est une scène où se déroulent de grands et petits moments de la vie. On y joue tous les jours une pièce de théâtre qui est à chaque fois différente», relève Antoine. Son établissement a l’âge de «L’illustré». En route pour les 100 prochaines années…