Je pense qu’il n’est pas nécessaire que je me présente. Vous m’avez sûrement eu un jour entre les mains. Peut-être pour chercher le numéro d’un ami, peut-être pour faire sécher un trèfle à quatre feuilles ou simplement parce que vous aviez besoin d’un support pour votre projecteur super-8. En tout cas, je fais partie depuis la nuit des temps de tous les ménages du pays.
Je suis pour ainsi dire le bouquin le plus banal du monde tout en étant un véritable classique. A l’âge respectable de 142 ans, je prends désormais ma retraite. Mes dernières éditions ont été imprimées et distribuées. Une ère s’achève.
Allo, vous m’entendez?
Tout a débuté à Zurich en 1880. Je suis entré en scène sous la forme d’une mince brochure comportant 99 entrées. Il y avait là notamment Orell Füssli et la confiserie Sprüngli. Au fil des ans, le nombre de mes entrées augmentait au rythme des raccordements téléphoniques du pays. En 1882, on en recensait déjà 1000, 50 000 en 1905 et 80 000 en 1915.
C’étaient des temps héroïques! Durant les quarante premières années, je devais encore expliquer comment l’acte de téléphoner fonctionnait: «Mentionner aussi distinctement que possible mais avec une voix normale le nom de l’abonné à une distance de 10 à 20 centimètres de l’orifice sonore du microphone.» C’est ainsi que l’opératrice pouvait établir la connexion à l’aide de fiches. Un remerciement pour son geste faisait partie du manuel des bons usages. Afin que les enfants apprennent précocement comment recourir à mes services, les écoles enseignaient l’art de dénicher le numéro du boulanger ou de la vieille tante. A partir de là, bizarrement, on constata toujours davantage de canulars téléphoniques…
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Huit cents wagons CFF
Dans les années 1980, à peu près chaque ménage suisse possédait un téléphone et figurait par conséquent dans mes pages. Rédacteur de l’annuaire, Peter Bosiger a calculé que mon édition de 1988 aurait rempli 800 wagons de marchandises des CFF, chaque wagon pesant 10 tonnes et le convoi s’étendant sur 8 kilomètres. J’ai atteint mon sommet dans les années 1990 avec 4,2 millions de numéros.
Jusqu’à la dernière directive de Telecom PTT – c’est ainsi que s’appelait Swisscom – en 1997, une inscription dans l’annuaire était obligatoire. C’est pourquoi j’ai aussi eu dans mes pages des conseillers fédéraux ou des personnalités comme Albert Einstein et Max Frisch. Une chose m’importait: ne jamais porter de jugement de valeur. Chacune et chacun occupait un espace défini: nom, prénom, rue, numéro. Le tout écrit dans des caractères identiques. L’origine, le sexe ou le revenu ne m’importaient nullement. Je n’aurais jamais accepté un resquilleur dans mes pages: chacun obéissait à l’alphabet. J’admets être un bouquin sans fioritures, sans excès et même dépourvu d’opinions: chez moi, seuls les faits comptent. Rares sont les livres comportant aussi peu d’erreurs d’impression que moi et il n’y a aucun livre dans lequel une erreur d’impression pourrait avoir des répercussions aussi fâcheuses.
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Par ailleurs, laissez-moi être franc: tout un chacun avouera volontiers qu’il ne m’a pas intégralement lu. C’est ce qu’admettait le conseiller fédéral Moritz Leuenberger dans son allocution à l’occasion de mon 125e anniversaire.
Proche des gens
Non seulement j’ai établi des liens entre les gens, mais j’ai également toujours été une source historique. C’est grâce à moi, par exemple, que nous savons dans quelles villes, dans quelles régions ont surgi tout à coup des patronymes étrangers; quand la mode des fitness s’est emparée de la Suisse; quand tel coiffeur a ouvert sa boutique et où habitaient vos propres parents ou grands-parents.
Un écrivain comme Lukas Hartmann, une auteure comme Milena Moser piochent chez moi des noms pour leurs personnages de roman. Dans ses jeunes années, l’animateur télé de la SRF Sascha Ruefer s’est servi de moi en guise d’haltères pour gonfler ses biceps. Pour Chris von Rohr, je servais de batterie à l’époque où ses parents ne voulaient pas lui acheter de percussions. A vrai dire, cela ne correspondait pas du tout à ma vocation, mais je l’ai quand même fait volontiers!
Le dernier numéro
Jusqu’ici, chaque année paraissaient de nouveaux annuaires imprimés pour chaque commune du pays, divisés par région et canton. Ça, c’est fini! L’annuaire numérique m’a supplanté. C’est pourquoi, ces dernières années, je me suis silencieusement éclipsé de la vie quotidienne. Mes tout derniers exemplaires ont été livrés fin novembre. Depuis 2023, l’annuaire téléphonique de la commune souhaitée peut être imprimé gratuitement sous forme de PDF.
Les nostalgiques et les personnes ne possédant pas d’accès à internet ne seront pas les seuls à me regretter. Les férus du carnaval de Lucerne seront du nombre, puisque c’est dans mes vieilles pages qu’ils puisaient de quoi alimenter leurs pluies de confettis. Espérons qu’ils en ont encore en réserve car, pour ma part, je suis parti.
En chiffres
99 entrées
C’est ce que comporte l’annuaire de 1880. Dans les années 1990, il compte 4,2 millions de numéros dans tout le pays.
70 pour cent
de la population suisse utilisait régulièrement l’annuaire téléphonique en 2005, dont un tiers au moins une fois par semaine.
1551 pages
C’est l’épaisseur de l’annuaire que le Zurichois Albert Walter déchira en 9 secondes en 2014, établissant ainsi un nouveau record du monde.