Quand on débarque chez eux un soir de semaine, à La Tour-de-Peilz (VD), ils sont quatre jeunes trentenaires à jouer depuis au moins deux heures, et ils n’ont pas fini. Rien d’électronique devant eux, juste des cartes et des figurines à l’ancienne. Le plateau du jeu «Clans of Caledonia» est couvert de vaches, de moutons, de barils de whisky. L’enjeu consiste en un commerce de ressources en Ecosse; il faut vendre du pain ou du fromage, par exemple, pour acheter du coton, du tabac, de la canne à sucre. A l’évidence, ils s’amusent follement.
A eux seuls, ils incarnent une génération nourrie aux jeux vidéo qui a basculé dans les jeux de société. «Il s’est produit une énorme évolution dans les années 2000, avec l’arrivée de jeux de plateau aux mécanismes passionnants, parfois coopératifs, des auteurs pleins d’inspiration», explique François, leur hôte. Tous apprécient «le défi intellectuel».
Ce jeu-ci, ils ont pris le temps de l’installer et d’expliquer ses règles à Jérémie, nouveau venu qui le découvre. «Entre Thibault et moi, c’est devenu une passion, dit François. Nous essayons de nous voir en tout cas une fois par semaine, ou cela nous manque.» L’amie de François, Sandrine, a été dûment initiée. Pour les autres, tout a démarré à Zelig, l’espace de rencontres autogéré de l’Université de Lausanne.
Ces quatre-là représentent une tendance actuelle lourde. C’est en partie pour satisfaire cette clientèle sevrée de jeux vidéo que des éditeurs, suisses notamment, sont en ébullition. «La console, ce n’est pas très social, relève Hadi Barkat, fondateur des Editions Helvetiq. A partir du moment où on a envie de partager un moment sympa, rien ne vaut le jeu de société. Les millennials sont sans préjugé. Ils ne souffrent pas non plus du traumatisme lié aux règlements interminables qui a accablé leurs parents.»
>> Lire l'entretien avec Hadi Barkat sur les projets de Helvetiq
Thibault confirme: «C’est un passe-temps sain et sympa. Ces jeux demandent parfois de s’investir longtemps, ils ne sont pas de tout repos. Tout cela pour un faible coût; comparé au cinéma, il n’y a pas photo.» «Même si tu ne peux pas être un bon joueur si tu n’es pas un peu mauvais perdant...» sourit François.
Elle était pourtant mal partie, cette année 2020, pour l’ensemble des acteurs du marché suisse du jouet, avec un chiffre d’affaires global en recul de 12% au premier trimestre 2020, en correspondance avec la chute de l’indice à la consommation, historiquement bas. Puis le coronavirus a fait son entrée. Le confinement a été décrété. La crise sanitaire s’est installée et... dure encore.
Dans l’intervalle, le marché du jouet a fait mieux que reprendre des couleurs. Selon les chiffres publiés à la mi-février 2021 par l’institut d’études de marché GfK, mandaté par l’Association suisse des jouets (ASJ), qui regroupe les principaux producteurs, importateurs et fournisseurs de jouets dans notre pays – des suisses et des géants comme Hasbro, Lego, Mattel, Playmobil ou encore Ravensburger –, le chiffre d’affaires global s’est envolé, dépassant pour la première fois le demi-milliard de francs.
Indication précieuse: la clientèle des 18-34 ans (les millennials) joue désormais un rôle prépondérant sur ce marché, évalué en 2018 à 46% des achats pour le secteur des jeux de société.
Evolution du marché des jouets
L’an dernier, lorsque la crise sanitaire a contraint les Suisses à rester chez eux, la demande de jeux s’est envolée, détaille l’institut GfK. Le marché suisse du jouet a enregistré une croissance sans précédent depuis 2001, avec des ventes en hausse de 11% par rapport à 2019 et un chiffre d’affaires qui a atteint 515 millions de francs. Du jamais-vu. Les ventes de jeux de société et de puzzles ont flambé (+25,3%) par rapport à 2019, celles des jeux de construction (+21,5%) aussi, tout comme celles des jeux de plein air (+16,3%) durant l’été.
Hélène Apel, porte-parole francophone de l’ASJ, avance plusieurs raisons pour l’expliquer, dont l’incertitude liée aux vacances, qui a poussé les familles à repenser les loisirs à domicile: «L’argent que les ménages réservent habituellement aux sorties s’est en partie reporté sur l’achat de jeux. Le chômage partiel a permis aux familles de passer plus de temps réunies. A titre d’exemple, les jeux éducatifs ont apporté une vraie plus-value intergénérationnelle.» Elle ajoute: «La fermeture des commerces a généré de nouveaux modes de consommation, comme le click & collect. Et les ventes en ligne, plus compulsives, ont atteint un degré inédit.» Toujours selon l’ASJ, les achats en ligne en Suisse ont représenté entre 30 et 40% de l’ensemble des ventes en 2020, contre environ 15% un an plus tôt. Leur proportion a plus que doublé!
Du côté des éditeurs et fournisseurs suisses, le malaise est palpable quand il s’agit de parler chiffres. Aucun acteur romand du marché n’a souhaité se montrer précis. «Off the record», on reconnaît une «progression insolente», mais le contexte actuel incite à la prudence. Personne ne souhaite apparaître comme bénéficiaire du covid.
Fondateur du site web spécialisé 400coups.ch – division de sa société Coin-Op – basé à Chavannes-près-Renens (VD), Pascal Arn confirme que «2020 a été une bonne année pour le jeu de société», mais tempère en indiquant que l’embellie a été progressive depuis une décennie. «Le domaine a été dépoussiéré par l'arrivée de nouveaux acteurs dynamiques qui ont su moderniser le jeu de société. Même un classique comme le «Monopoly» exploite désormais des licences connues («Star Wars», Disney, «Game of Thrones», «Zelda», etc.) pour rester à la page.»
Lui aussi constate une forme de «lassitude pour le virtuel, contrebalancée par le plaisir de se réunir pour jouer». Le maître mot? La convivialité. Au sein des familles, que la crise sanitaire a privées de cinéma ou de sorties au musée, on a découvert (ou repris goût à) la joie de jouer. Non sans un certain étonnement, Pascal Arn constate que «le confinement a boosté le marché du puzzle, peut-être pour ses vertus de relaxation, d’évasion, de patience». Il souligne enfin que «les loisirs créatifs pour enfants ont aussi été très demandés quand ils étaient privés d’école».
Avec sa triple casquette de fondateur de Swissgames, principal distributeur de jeux de société spécialisés en Suisse – 8500 références, dont 6500 jeux de société et 1300 points de vente desservis –, d’éditeur avec Hurrican à Veyrier (GE) et de propriétaire du magasin L’Astuce à Carouge, Yves Menu connaît bien le marché. «Les chiffres publiés par l’institut GfK couvrent 63% du marché suisse», nuance-t-il d’emblée. Il est vrai que certains acteurs, comme Franz Carl Weber et Smyths Toys, qui a absorbé Toys’R’Us en 2018, ne figurent pas dans le panel de l’ASJ. L’explosion du marché en 2020 n’en est pas moins réelle.
Marché des jeux de société et des puzzles en 2020
Ce qui le frappe, lui? «L’incroyable diversification de l’offre.» Yves Menu estime qu’entre 1000 et 1500 nouveaux jeux sortent chaque année rien qu’en Europe. Comme Pascal Arn, il salue le «dépoussiérage» qui s’est opéré dans le secteur des jeux de société. Seul ancêtre trouvant grâce à ses yeux? «"Le Cluedo", parce que c’était très bien pensé. Le "Monopoly" ou le "Trivial Pursuit" ne sont, eux, plus du tout représentatifs de la clientèle d’aujourd’hui. Soumis à la concurrence actuelle, ils ne tiendraient pas un mois s’ils sortaient aujourd’hui!»
Si le «Monopoly» reste le jeu le plus vendu en Suisse, il le doit à ses multiples versions, notamment régionales, validées par son fabricant Hasbro à travers sa filiale liechtensteinoise Unique Gaming Partners. Ainsi le «Monopoly Jura», édité à 2000 exemplaires début décembre, était-il déjà épuisé à Noël! Et il est probable que le «Monopoly Gruyère», dont la sortie est prévue en septembre prochain, rencontrera le même succès auprès des Fribourgeois.
«Aujourd’hui, il y a vraiment des jeux pour tout le monde: personne ne reste à la porte, indique Yves Menu. Pour 15 francs, on peut s’offrir un jeu et jouer pendant des heures, seul, en couple ou à plusieurs, mais il y a aussi beaucoup de «jeux Kleenex». La grosse difficulté, concurrence oblige, consiste à installer un jeu dans la durée.» A l’image d’Helvetiq avec «Bandido», les éditeurs romands que sont Game Works, à Vevey, et FB Distribution, à Prilly (VD), ont eux aussi réussi à imposer au moins l’un de leurs jeux, «Jaipur» pour le premier, «Blast» pour le second.
L’éditeur genevois Hurrican a même carrément crevé le plafond avec «Mr. Jack», un jeu à deux futé, décliné en quatre versions, dont les ventes sont passées de 250 000 exemplaires fin 2018 à près de 800 000 exemplaires aujourd’hui. Sans vouloir jouer les rabat-joie, sans se plaindre non plus, Yves Menu tient malgré tout à tempérer quelque peu le sentiment d’euphorie qui semble prévaloir dans sa branche: «En dépit de l’essor du marché, je sais que nombreux sont les petits éditeurs qui ont souffert en 2020. Il faut dire que, pour eux, lancer un nouveau jeu revient à faire tapis au poker, au risque de tout perdre...» Les structures les plus modestes ont donc été malmenées.
Tel n’est pas le cas de Hurrican, qui a plutôt bien négocié l’année 2020 en lançant «Via Magica», un jeu de loto tactique. «On l’a sorti le 15 mars 2020, en ignorant que le confinement commencerait le lendemain, raconte Yves Menu. Tout notre plan pub est tombé à l’eau. Il a fallu miser sur les réseaux sociaux pour rattraper le coup.» «Via Magica» s’est tout de même vendu à 30 000 exemplaires, en sachant que certains pays, l’Espagne par exemple, ont préféré reporter d’un an sa mise sur le marché à cause de la fermeture des magasins consécutive au covid.
Quels jeux de société ont connu le plus de succès en 2020 en Suisse? Dans le trio de tête du site web 400 coups, on retrouve «Unlock 8», «Codenames» et «The Mind» et, s’agissant des puzzles, «Wildlife Square» du dessinateur Mordillo, «Harry Potter Carte du Maraudeur» et «La Licorne», un puzzle issu d’un escape game. Ces derniers constituent d’ailleurs la grosse tendance du moment.
Les licences «Unlock» et «Exit» ont le vent en poupe. «L’an passé, «Unlock» a sorti sa huitième boîte et une édition spéciale «Star Wars» qui se sont arrachées», indique Pascal Arn, qu’Yves Menu rejoint sur ce constat. De quoi envisager l’avenir avec optimisme, même si personne n’ira jusqu’à souhaiter un nouveau confinement.
Le chanoine qui s’évade en petit train
La crise sanitaire a offert au Père Voutaz des heures de loisir supplémentaires sur sa maquette, à Orsières (VS).
Responsable du secteur paroissial d’Entremont (VS), le chanoine Joseph Voutaz, 46 ans, a ses marottes. La F1, qu’il suit sur son ordinateur, et surtout le modélisme ferroviaire, activité que la pandémie a relancée. La célèbre marque allemande Märklin a ainsi vu son chiffre d’affaires bondir de 40% en 2020. Une nouvelle qui réjouit le prêtre valaisan, pourtant client du fabricant concurrent autrichien Roco.
Le Père Voutaz a longtemps gardé secret ce loisir, qu’il partage avec le chanteur Rod Stewart notamment. «J’avais un peu mauvaise conscience, peur qu’on me dise de grandir un peu, confie-t-il. En même temps, travailler de mes mains est un besoin. J’aime voir mon train rouler, mais ce que je préfère, c’est créer des éléments pour ma maquette.»
Sa fascination pour les trains, «petits et grands», remonte à son enfance à Sembrancher. «Papa était menuisier. Il m’a transmis le goût du bricolage.» La pandémie lui aura permis, malgré lui, de consacrer plus de temps au modélisme, dans le galetas de la cure d’Orsières. «J’ai attrapé le covid à l’automne et suis resté dix-huit jours à l’isolement. J’en ai profité. Je dis souvent que le jour où ma maquette sera finie, j’irai m’asseoir et… pleurer.» Aveu lancé dans un bel éclat de rire. (B.C.)
«Avec le jeu, nous décrochons de la réalité»
Trois joueurs se retrouvent régulièrement dans un local genevois, où des milliers de jeux de société sont rangés. Passion puissante et partagée.
Pour dénicher le local à jeux de Patrick Arbus et de ses deux amis, il faut s’enfoncer sous un immeuble de Versoix, comme dans un tripot clandestin. Mais à l’intérieur, tout est parfait: l’endroit est empli de milliers de boîtes de jeux impeccablement rangées sur des rayonnages, et une table attend les joueurs. «C’est tout ce dont je rêvais», s’exclame ce père de famille de 44 ans. Le plaisir de jouer, il l’a découvert avec les Monopoly et autres jeux de société, puis avec le jeu de rôle, qui a cultivé son goût pour l’imaginaire.
La plus belle stimulation est arrivée quand il est tombé sur des jeux de société «plus techniques, avec des règles et des univers différents, une superbe rejouabilité». Il aime ces moments où «on peut décrocher de la réalité, dans des vies quotidiennes très sérieuses». En collectionneur qui possède plus de 2000 jeux, il aime l’objet, qu’il voit comme «le polaroïd d’une époque, avec l’évolution artistique d’un auteur». Pour lui, le jeu n’est pas forcément lié à l’enfance, c’est surtout «un moment d’évasion à partager ensemble».
Ses camarades acquiescent. Laurent Frichot, 36 ans, y voit «un dépaysement, avec le même effet qu’un week-end à la montagne: on a l’impression d’être parti une semaine et d’avoir déconnecté». Ce pilote considère même que «le jeu apporte une capacité de prise de décision, un rapide apprentissage de règles avec mise en application immédiate dans un univers variable». Quant à Eric Cruz, 36 ans, il est peut-être le plus assidu: il joue chaque semaine et anime des soirées une fois par mois à Nyon. «Certains me disent d’abord qu’ils n’aiment pas, mais ils n’ont pas goûté à un millième de ce qui existe. Au final, ils m’avouent qu’ils n’imaginaient pas cela ainsi. C’est pour moi une victoire.» (M.D.)
Dix amours de jeux
Captivants et ouvrant sur des univers multiples, ces jeux de société ont été choisis par nos amateurs passionnés.