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Entretien

L'avenir des centres commerciaux, vu par le directeur de Balexert

Balexert est le plus grand centre commercial de Suisse romande. Comme d'autres, il se voit concurrencé par l’e-commerce et se démarque par son rôle social. Mais il faut de l’agilité pour gérer un tel mastodonte. Rencontre avec Ivan Haralambof, son directeur.

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Centre commercial Balexert

Ivan Haralambof, directeur du centre commercial Balexert.

Lucien Fortunati/Tamedia

Presque chaque matin, il discute avec une dame qui vient là prendre son café. Cette cliente du centre vient quotidiennement à Balexert depuis des décennies. Quand les travaux de rénovation ont débuté, elle l’a regardé droit dans les yeux et lui a dit de manière définitive: «Attention, vous ne faites pas n’importe quoi avec mon centre!»

Ivan Haralambof en sourit encore. Son directeur sait que Balexert et Genève, c’est une histoire forte qui dure désormais depuis cinquante ans. Construit dans ce qui n’était pas encore la ville à côté des Avanchets, un quartier populaire, le centre a toujours joué la carte de l’intégration dans le tissu social. En 2021, Balexert a su se réinventer malgré la crise sanitaire et une certaine désaffection pour les grands temples du commerce: rénovation massive avec une architecture plus lumineuse – le toit a carrément été remplacé – et plus esthétique.

A sa tête depuis 2018, Ivan Haralambof. Un physique imposant, mais aussi une forte empathie, que les Romands connaissent bien. Ce dernier a grandement amélioré l’image de Swiss à Genève, qu’il a dirigée de 2004 à 2012 après que la compagnie a eu du mal à se connecter avec ce coin de pays. A la recherche d’un environnement multiculturel similaire, Ivan Haralambof s’est senti appelé par la grande distribution. «Un centre comme Balexert, c’est de l’infrastructure et une multitude de détails liés au domaine du service à gérer en permanence. C’est ce que j’ai également appris en vingt-huit ans dans le transport aérien.» Le directeur gère une équipe de 30 personnes. Des personnalités «courageuses et volontaires qui s’identifient à 100% au produit et qui ont dû travailler dans des conditions difficiles: deux ans et demi de travaux et le contexte du covid».

- Vous inaugurez un nouveau centre dans lequel Migros, votre propriétaire, a investi près de 60 millions de francs. N’est-ce pas anachronique?
- Ivan Haralambof: Nous avons de la chance, car nos concepteurs avaient vu juste. Balexert n’est pas un simple endroit où on achète et on vend. Avec l’avènement des centres aux Etats-Unis dans les années 1970, cette industrie a souvent considéré que chaque centimètre carré devait rapporter de l’argent. Cela n’a jamais été notre philosophie. Ici, c’est un lieu de vie, avec des gens qui viennent tous les jours, pour certains depuis des dizaines d’années. Certains y ont trouvé l’amour. D’autres vous disent spontanément: «Mes parents venaient faire leurs achats et me laissaient à la halte-jeux.» Et si notre zone de chalandise de base se situe à dix minutes de voiture, pour les Nyonnais par exemple, nous sommes leur destination préférée pour le cinéma. Il existe un rapport très émotionnel à ce lieu.

- Migros fait-il dans le social avec un tel centre?
- Nous sommes conscients de notre empreinte économique. Balexert génère entre 900 et 1200 emplois, selon la période. Si nous avions comme propriétaire une institution financière focalisée essentiellement sur le rendement, les choses seraient différentes. Ce n’est pas le cas chez nous. Notre impact écologique et social figure en haut de nos priorités. On recycle et on trie depuis longtemps et quand on veut réaliser des fresques pour notre halte-jeux, on sollicite et demande l’avis des graffeurs locaux. Des breakdancers viennent régulièrement s’entraîner dans les allées quand les commerces ferment. Vous pouvez les apercevoir quand vous vous rendez au cinéma. Ils sont très respectueux et tout se passe bien. Cela fait partie de la vie des gens. Quand j’ai posté un simple message sur LinkedIn pour exprimer notre joie de fêter les 50 ans du centre, nous avons reçu un torrent de messages de sympathie en retour. C’était inattendu, même pour nous.

- A long terme, avec l’explosion de l’e-commerce, comment voyez-vous l’évolution des centres commerciaux?
- Zara, pour ne prendre que cet exemple, n’aurait pas investi autant pour s’agrandir à Balexert si ce n’était que pour réaliser une jolie vitrine. Bien sûr que l’e-commerce grappille chaque année des parts de marché. Mais cela ne provoque pas pour autant la chute des centres commerciaux de centre-ville. Nous avons été imaginés dans les années 1960 comme un lieu en dehors de Genève où on venait en voiture. La ville s’est tellement agrandie que nous sommes aujourd’hui urbains, à défaut d’être citadins. Les centres commerciaux ont un avenir quand ils sont proches de la cité et offrent autre chose qu’une simple succession de boutiques. La situation serait plus compliquée si nous étions en périphérie.

- Qu’est-ce qui vous démarque?
- Outre une bonne diversité d’enseignes, c’est la part de surface commune: plus de 14 000 m2, contre 52 000 m2 de surface de vente. Nous y organisons de multiples animations; cela va des expos sur un pays à une patinoire éphémère pendant la saison de hockey. On ne veut pas valoriser cet espace pourtant gigantesque, car il faut que les gens se sentent bien. La preuve? Quand on est ado dans le quartier, on se demande comment passer son temps et beaucoup se disent: «On va à Balexert, il y aura bien quelque chose à faire.» C’est un bon baromètre.

- Comment être à la page dans un domaine aussi mouvant?
- Il faut être curieux de tout, voir ce qui se fait ailleurs, sans oublier que nous sommes sur la commune de Vernier, donc pas à Paris et encore moins à New York… Nous nous inspirons de pays où les centres commerciaux ont une autre dimension, tout en les ramenant à nos proportions et à notre culture. Parfois, on nous critique, car nous ne suivrions pas assez vite les tendances ou les nouveaux goûts des clients; je veux bien. Mais nous ne pouvons pas, du jour au lendemain, nous séparer des commerçants qui nous sont fidèles depuis des décennies! Nous avons d’ailleurs une douzaine d’enseignes qui sont là depuis le début, comme Aeschbach, Baechler, Elna, Hotelplan, la crêperie Muller, la Pharmacie Principale, La Poste, les jouets Weber et le Change Migros. Il est clair que dans le choix des nouvelles boutiques, nous souhaitons attirer des marques dynamiques, des love brands.

- Vous avez rénové le centre, qui fait désormais plus haut de gamme. Un choix délibéré?
- Ce qui compte, c’est l’expérience client. Nous n’offrons pas du luxe, même si nos visiteurs voient du marbre et des infrastructures de qualité, comme un centre médical et dentaire, deux banques, un bureau de change, une poste, un food court, un fitness et une multitude de services. Nous comptons plus de 8 millions de visiteurs par an (ndlr: contre 18 millions pour l’aéroport, par exemple) en période hors covid. Ils veulent venir pour flâner, mais aussi pour sentir et toucher ce qu’ils veulent acheter. Un centre commercial pourrait être le «troisième lieu» après la maison et le travail, comme c’est le cas dans des villes où il existe une vraie culture dans ce domaine.

- Vous êtes le plus grand centre de Suisse romande. Qui est devant vous dans le reste du pays?
- Nous faisons partie du trio de tête des centres de Suisse avec Shoppi Tivoli à Spreitenbach (AG) et Glatt Zentrum à Wallisellen (ZH). Ce dernier est installé sur une commune aisée du canton de Zurich et il possède une particularité, un Apple Store. Il faut être philosophe. Rien ne sert d’être le premier ou le plus grand, il faut durer.

- Allez-vous accueillir de nouvelles enseignes?
- Pendant dix ans, nous sommes restés très statiques, car tous nos espaces étaient loués. Quand Globus, qui occupait 5000 m2, a voulu se repenser en 2018, c’était un moment difficile. Mais ce mouvement a finalement créé une opportunité pour accueillir des marques. Ce seul redimensionnement nous a permis de réaliser plus de 12 changements de magasins. Désormais, nous abritons plus de 130 commerces et 20 points de restauration. Tous les projets lancés avant le covid ont été concrétisés, sans exception: arrivée de Laederach, Levi’s, Maisons du Monde, Rituals, Sephora, qui a ouvert son premier magasin de Suisse après une politique de corners, et Poltronesofà en fin d’année. Quand des maisons ne parviennent pas à se réinventer ou se trouvent en fin de cycle, on doit organiser un roulement. Lorsque l’Ecole-club Migros nous a quittés, nous avons accueilli un bowling de 16 pistes, une attraction qui dope notre offre en matière de divertissement et qui connaît aujourd’hui un franc succès.

- La restauration, c’est un enjeu central?
- Pendant longtemps, les food courts constituaient le point d’ancrage d’un centre. Désormais s’y ajoutent les loisirs, et encore, il faut prévoir des animations. Pour la nourriture, nous visons une offre diversifiée là aussi. Nordsee va ouvrir son premier point de restauration tout prochainement, une première en Suisse romande. Autre fait important, la réouverture du restaurant Migros dans un mois. Les visiteurs vont pouvoir apprécier la rénovation totale de ce lieu devenu au fil des décennies une véritable institution au sein de Balexert.

Par Stéphane Benoit-Godet publié le 15 octobre 2021 - 08:47