Ses vacances en famille en Provence, Claude Crittin aurait aimé les savourer encore un peu à son retour, ce dimanche 11 août. La calamité qui s’est brutalement abattue sur son village et la tragédie qu’elle a provoquée ne lui auront pas fait ce cadeau. Le président de la commune a rallié son domicile de Saint-Pierre-de-Clages, dans la commune de Chamoson, au moment même où la coulée déferlait sur le haut du village, peu après 18 heures. «Nous sommes arrivés un quart d’heure après», précise l’élu, qui avait été tenaillé par un mauvais pressentiment en cours de route. «Nous roulions dans la région de Chamonix quand le déluge nous est tombé dessus. Le rideau d’eau nous a dépassés et avançait à une vitesse incroyable. Quand j’ai vu ce mur prendre la direction du Valais central, je me suis dit: «Aïe, c’est du sérieux!» confie-t‑il, le regard sombre. Une sale prémonition qui se confirmera très vite, malheureusement.
Vers 19 h 30, on apprenait en effet que deux voitures stationnées au pied du réservoir sis sur le hameau de Châtelard avaient été emportées par les flots en furie. L’une inoccupée, mais l’autre avec à son bord un homme de 37 ans d’origine genevoise résidant depuis longtemps en Valais, ainsi qu’une fillette française de 6 ans, en vacances dans la région avec sa maman.
Huit jours après le drame, à l’heure de mettre sous presse, les recherches, déployées avec d’énormes moyens – hélicoptères, drones, scanner capable de détecter des métaux à 6 mètres de profondeur, chiens et bien sûr d’innombrables machines de chantier – et qui ont mobilisé jusqu’à 100 personnes, restaient vaines. «Il y a 60 000 m3 de lave qui sont tombés de la montagne. Et certaines zones demeurent encore inaccessibles à cette heure», se désole Claude Crittin, le regard tourné vers le lit de la Losentze, où la hauteur de boue dépasse les 5 mètres à certains endroits.
Ce que l’on sait du drame et des recherches
La mère et son amie ont aussi été emportées
En plaçant sa fille dans la voiture, derrière le conducteur, la maman de la malheureuse pensait assurément et à juste titre avoir mis sa fille en sécurité. Elle-même et l’amie qui l’accompagnait n’ont pas eu le temps de monter dans le véhicule; elles ont été emportées par la vague. Ballottées par cette dernière sur une cinquantaine de mètres, les infortunées auraient pu, selon nos témoignages, s’agripper à un muret salvateur longeant une maison. Depuis, et malgré ces terribles événements, les familles sont revenues sur les lieux pour fournir aux sauveteurs mais aussi à la police judiciaire un maximum d’informations. Une enquête pénale placée sous la responsabilité du procureur Ludovic Schmied a été ouverte pour déterminer les circonstances exactes du drame.
Objets personnels retrouvés
A ce stade, les responsables de la cellule intercommunale en cas de catastrophe ne peuvent qu’émettre des hypothèses concernant les disparus et leur voiture. Certes, des débris du véhicule et des objets personnels appartenant aux victimes ont été retrouvés et sont entre les mains de la police judiciaire. Mais rien de plus, hélas.
La Losentze se jetant dans le Rhône, on pourrait supposer que la carcasse et ses occupants ont suivi le cours du torrent. Une extrapolation peu probable au vu de la configuration du terrain et de l’étroitesse du passage, sous un pont proche du point de confluence, estime Mike Favre, conseiller communal chargé de la police et de la sécurité. Quant au troisième véhicule emporté annoncé vendredi dernier, il s’agit en fait d’une tractopelle qui était garée au bord de la rivière.
Les chiens de l’espoir
Les chiens et leurs conducteurs de la Société suisse pour chiens de recherche et de sauvetage (www.redog.ch) sillonnent depuis le lendemain de la catastrophe le lit du torrent à la recherche du moindre indice. «Des objets et des vêtements appartenant aux victimes ont été apportés par les familles. Les chiens, de différentes races et dressés pour retrouver des personnes décédées, interviennent après que les machines ont brassé la terre. Pour ne pas brouiller les pistes, leur travail commence deux heures après que la dernière personne opérant sur le site a quitté les lieux», détaille Didier Maillard, l’un des chefs de l’état-major des recherches. Grâce aux dons, l’engagement des animaux et de leurs maîtres est gratuit pour les particuliers. «Leur mission est provisoirement suspendue. S’il le faut, ils reviendront après la prochaine crue, dans une quinzaine de jours. Les émanations auront changé», explique Claude Crittin.
Semaines de recherches
Ce dernier est catégorique. Les recherches ne se calculeront pas en jours, mais en semaines. «Elles perdureront jusqu’à mi-septembre et, si nécessaire, seront reprises lors de périodes précises. En octobre, par exemple, lorsque le lit du Rhône baissera. Ce sera alors au tour des hommes-grenouilles d’entrer en action.»
«Trois ou quatre coulées dans une vie»
La coulée de la Losentze s’est produite 370 jours après celle du torrent voisin, le Saint-André. Le 7 août 2018, ce dernier déversait 20 000 m3 de lave, ne faisant heureusement que des dégâts matériels. «Au cours de son existence, un Chamosard est témoin d’au moins trois ou quatre coulées de lave torrentielle», évalue Claude Crittin. Assis dans la salle du conseil, le président PDC de 53 ans se plonge dans l’histoire mouvementée de sa commune. «Chamoson se bat depuis sa naissance contre ce phénomène. Les écrits rapportent qu’une crue millénale a rayé le village de la carte au XIIIe siècle déjà. N’oubliez pas que sous nos pieds, il y a une épaisseur d’alluvions de 350 mètres», précise-t-il, l’index pointé en direction du Haut de Cry qui domine la localité. «Sur les 32 millions de m2 de la superficie communale, les falaises en occupent près des deux tiers (le vignoble ne s’étend «que» sur 4,5 millions de m²).
L’an dernier, l’orage de grêle, qui agit comme un râteau sur les alluvions disséminées en altitude, a balayé 20% de cette surface, alors que cette année il a ratissé 80% des pentes», décrit Claude Crittin. Il poursuit, fataliste mais réaliste: «Quand on réside au bord de la mer, on s’expose à un tsunami. Quand on habite sur le plus grand cône de déjection de Suisse, qui plus est au pied d’un énorme schiste de calcaire et d’argile, on est exposé à des coulées de lave torrentielle.» Dans la salle du conseil, un tableau accroché répertorie les centaines de lieux-dits de la commune. A côté de certains d’entre eux, une petite croix rappelle qu’une quinzaine de personnes ont déjà perdu la vie dans des accidents naturels au cours des dernières décennies.
Village à haut risque?
Est-ce à dire que Chamoson est un village à haut risque? «Pas du tout, rétorque celui qui est son président depuis six ans. De tout temps, le canton, la commune et ses habitants ont œuvré pour canaliser au mieux ces coulées que l’on sait inéluctables. Ces dernières années, 10 millions de francs supplémentaires ont été investis. Si la fatalité ne s’en était pas mêlée, on pourrait même dire que cette coulée, qui a généré très peu de dégâts matériels, a fait office de stress-test parfaitement réussi.»
Et que répond-il aux critiques selon lesquelles la commune ferait preuve de trop de laxisme concernant l’accès aux torrents? «Chaque mois de novembre, nous accueillons les nouveaux arrivants, au nombre de 100 par année ce dernier lustre (ces cinq dernières années, ndlr), lors d’une soirée qui leur est réservée. A cette occasion, nous mettons l’accent sur la force de la nature et ses dangers. Parallèlement, nous distillons régulièrement des messages de prévention auprès de la population, en répétant qu’il est dangereux de s’approcher des cours d’eau par temps d’orage ou sitôt après. Comme on ne va pas chercher des coquillages sur la plage après un tsunami, on ne s’approche pas non plus des berges lors d’un tel épisode.»
«L’ILLUSTRÉ» solidaire
Le coût quotidien des recherches s’élève à 25 000 francs. Contrairement à ce que certaines informations laissent entendre, ces frais ne sont pas pris en charge à 85% par le canton et la Confédération. «Ce ratio concerne la remise en état des cours d’eau et des ponts, pas les recherches. Les frais de ces dernières sont assumés par la commune, qui les a commandées et qui décide de leur durée», précise le président.
Cela dit, l’information selon laquelle une partie de ces coûts sera à la charge des familles des victimes a provoqué un véritable tollé parmi la population valaisanne et sur les réseaux sociaux. «C’est la commune qui reçoit les factures. Le conseil décidera plus tard de leur éventuel fractionnement et de leur affectation», ajoute Claude Crittin, en précisant que la police cantonale a d’ores et déjà renoncé à facturer ses frais.
Il n’en demeure pas moins que la question du financement des recherches, actuelles ou futures, se posera tôt ou tard. Ainsi, afin de marquer son soutien à des familles déjà très affectées par ces tragiques événements et de leur éviter une épreuve supplémentaire, L’illustré a décidé d’ouvrir un compte de solidarité, géré conjointement par le journal et la commune de Chamoson, sous le contrôle d’un notaire.
En aucun cas les familles ne souhaitent recevoir le moindre franc. L’argent récolté ne servira qu’à éviter de les mettre à contribution. «Nous contacterons également diverses institutions de secours, comme le Fonds suisse de secours pour dommages non assurables causés par des forces naturelles ou encore la Croix-Rouge», conclut Claude Crittin.
Pour vos dons:
association Drame de Chamoson, Banque Raiffeisen,
IBAN CH51 8080 8004 1065 7498 7. Les fonds sont gérés par «L’illustré», la commune de Chamoson et Me Marc-André Mabillard, avocat-notaire à Leytron.
«Les catastrophes ne sont pas toutes liées au réchauffement»
Pour Martin Beniston, météorologue et professeur honoraire à l’Université de Genève, le dérèglement climatique n’est pas la cause de l’événement.
Deux coulées de lave torrentielle qualifiées de centennales en une année. Comment l’expliquer?
Ce que je peux dire, c’est que les deux ont eu pour déclencheur des orages de pluie et de grêle très violents. Ces grandes quantités d’eau ont emporté avec elles la terre meuble, les sédiments, les pierres et le gravier dont sont constitués les contreforts. La proximité des deux événements peut surprendre, mais ceux-ci n’ont rien d’exceptionnel en soi.
Faut-il y voir les conséquences du réchauffement climatique?
Toutes les catastrophes ne sont pas liées au réchauffement. S’agissant de celle-ci, je ne suis pas du tout sûr qu’il en soit la cause. La fonte du permafrost (une couche de terre, de roche ou de sédiments qui présente la particularité de rester gelée et qui tient les roches ensemble) ne peut pas être invoquée au-dessous de 3000 à 3500 mètres. Il en irait autrement si de tels événements se produisaient à des altitudes plus élevées, vers Saas-Fee ou Zermatt par exemple.
Selon certains climatologues, l’augmentation des températures ferait croître la quantité d’eau contenue dans l’atmosphère de 7% par degré supplémentaire, entraînant ainsi des précipitations plus intenses et plus fréquentes…
Pour que des nuages se forment, il faut que cette humidité se condense et la seule chaleur n’est pas suffisante pour la hisser au point de condensation; d’autres conditions sont nécessaires. Si cela ne tenait qu’à la chaleur, nous vivrions plus d’événements extrêmes, comme des ouragans ou des cyclones.
Ils invoquent également l’eau issue de la fonte des glaciers et de la fonte du permafrost pour expliquer l’intensité des précipitations…
Non. A l’échelle de l’atmosphère, ces quantités d’eau sont négligeables.
Reste qu’en Valais et dans les Alpes en général, on s’inquiète de la multiplicité de ces événements…
Il faut les prendre au sérieux. Mais nous vivons dans les montagnes et une grande partie de ces phénomènes sont naturels. Cela dit, la fonte du permafrost est bien réelle et nous risquons d’assister à ce type de coulées à plus haute altitude plus souvent. A la fréquence s’ajoutera également une périodicité plus étendue, le réchauffement faisant quasi systématiquement déborder l’été sur l’automne, par exemple.
En valais, trois autres torrents sous haute surveillance
L’ancien géologue cantonal Jean-Daniel Rouiller a accepté de survoler le Valais central afin d’analyser trois autres sites sensibles, désormais en voie de sécurisation mais qui restent sous haute surveillance: l’Illgraben (la Souste), la Sionne et le Merdenson, entre Vollèges et Bagnes.
Torrent du Merdenson (Vollèges)
La dernière lave torrentielle dévastatrice de ce torrent date de 1962. Elle est alimentée par les falaises relativement friables des crêtes Deforants qui culminent à 2000 m. Les objets directement menacés sont la voie ferrée et la route cantonale conduisant au chef-lieu du val de Bagnes. Depuis, le tracé de ce cours d’eau a fait l’objet d’un important projet de protection qui a consisté à construire de petits barrages et des seuils bétonnés destinés à retenir et à briser les lames de coulées de matériaux.
Torrent de l’illgraben
Le passage de ce torrent se situe à la sortie du bois de Finges, en direction de Brigue. Il provient d’une vallée latérale surcreusée orientée sud-sud-ouest qui est coincée entre deux falaises rocheuses très pentues. Parmi les seuils bétonnés destinés à réduire la force des laves, certains montrent des gorges très profondes. Très tôt, la Confédération a fait de ce site un lieu de test pour réduire et ralentir les laves torrentielles. Résultat: les risques de dégâts sur la route cantonale et des immeubles en rive droite du torrent ont fortement diminué.
Torrent de la Sionne
En juillet 1992, sous l’effet d’un important orage, la Sionne est sortie de son lit en plusieurs endroits entre Savièse et la ville de Sion, jusqu’à la gare. Chargée de matériaux provenant de gravats morainiques et du délitage des dalles au pied du massif Praroua/Prabé, la crue a provoqué d’importants dégâts. Des mesures de protection ont été prises tout au long du parcours du cours d’eau, dont l’ouvrage de retenue (photo), au niveau de Drône (Savièse). Une telle crue survenant environ tous les cinquante ans, il a été prévu de contrôler périodiquement l’état des rives du cours d’eau et le secteur du hameau de la Sionne.