Assise dans le salon de son appartement de Vevey, Salomé Kiner mange des pop-corns au caramel et des framboises. Française d’origine, d’un père russe et d’une mère fille de communistes, elle est installée depuis plus de dix ans dans cette ville qu’elle continue d’observer avec un œil neuf: «Etre déplacée me permet de garder une curiosité. L’expatriation est un lieu à habiter. Et puis j’aime bien être une autrice suisse.»
Rester aux marges du monde littéraire parisien tout en étant une des révélations de la rentrée littéraire, cela convient à Salomé Kiner, équilibriste de la distance. Vu de Suisse, elle passe pour Parisienne, mais son enfance dans le Val-d’Oise la situe résolument ailleurs, ce qu’elle constate à son arrivée dans un lycée citadin à 15 ans: «En arrivant à Paris, j’ai compris que je ne venais pas de Paris.» Cette distance-là est le terreau fertile de son premier roman, justement intitulé «Grande couronne», le nom donné aux départements qui entourent Paris. Elle y raconte la vie d’une adolescente sur la brèche, dont la famille se délite et qui rêve de la capitale avec l’énergie désespérée de ceux qui veulent appartenir. Posséder les bonnes baskets, le bon jean, boire la bonne marque de limonade, quand l’identité passe par les signes extérieurs, tous les moyens sont bons pour les obtenir, y compris sucer des zguègues de mecs à peine plus âgés qu’elle sur le siège passager d’une voiture pas chère. Sur ce sujet de la prostitution, l’autrice a été beaucoup interrogée: «Je suis hyper reconnaissante de l’attention qu’a reçue le livre, mais c’était aussi déstabilisant de parler de sujets costauds: notamment la sexualité des jeunes femmes dans les années 1990, de dire ce qui nous a manqué.» Née en 1986, elle est la petite sœur des Spice Girls et d’Ophélie Winter, représentante d’une génération sans vocabulaire: «Maintenant ils paraissent banals, mais on n’avait pas les mots sororité, consentement, même clitoris… Nos modèles, c’étaient Monica Lewinsky et Loana.»
La France qu’elle dessine dans son livre est celle dans laquelle elle a grandi. Une zone pavillonnaire qui n’est ni la campagne, ni la banlieue, ni la ville, qui n’a pour elle ni la nature, ni la culture. Un monde entre deux dont personne ne se préoccupe et qui a longtemps semblé dépourvu d’histoire à la jeune femme, fascinée par le statut et les vies d’écrivains comme John Fante ou Raymond Carver. Salomé Kiner raconte aussi l’époque de son adolescence, la fin des années 1990, le début du surendettement, le chômage de masse, les années sida, la campagne Touche pas à mon pote… «Une période anxiogène qui nous apparaît pourtant avec le recul comme une période de paix absolue», analyse-t-elle. La comparaison s’arrête là, elle n’est pas son héroïne. Après le lycée, elle entre en classe préparatoire puis en école de journalisme. Elle hésite entre l’édition et le journalisme, parce que la littérature lui semble inaccessible, et se décide pour la critique littéraire, ce qui fera dire à son directeur de l’époque qu’elle «vole la place» d’un vrai journaliste.
Pour réussir à terminer ce premier roman, il a également fallu trouver la bonne distance avec l’écriture, qu’elle pratique depuis plusieurs années. En 2019, elle part en Argentine pour une résidence d’artiste, où elle échoue à finir son livre. Elle rentre en Suisse, repart en Argentine, se retrouve confinée à Buenos Aires au printemps 2020. Elle écrit alors ce qu’elle se promet à elle-même être une dernière version de son texte «pour le tiroir, pour passer à autre chose». C’est cette version qui sera finalement publiée.
Elle qui gagne sa vie comme pigiste apprend deux choses en Amérique latine. La première, sur sa pratique de journaliste: «Je me suis rendu compte que ce métier était une manière de vivre et de s’intéresser aux gens.» La seconde, sur sa légitimité à écrire: «Gagner cette résidence m’a permis de me prendre moi-même au sérieux, de me penser artiste et autrice.» Un sentiment qui se confirme à la sortie du livre: «Je me vivais comme autrice, mais sans l’être aux yeux des autres. Il y a donc quelque chose de l’ordre de la reconnaissance, mais aussi de la reconnaissance personnelle. J’ai fait beaucoup de choix de vie pour ménager de l’espace à l’écriture.»
Salomé Kiner a maintenant une voix. Conquise non pas grâce aux écrivains voyageurs ou à ceux qui se détruisent dans l’alcool, mais patiemment construite à la lecture des textes de Grisélidis Réal ou de Lydia Lunch, puis à la pratique du reportage, à la rencontre de mondes aussi éloignés d’elle que les communautés noires de La Nouvelle-Orléans ou un hôpital psychiatrique argentin. Ces «vies marginales» ont toutes leurs raisons, si on les regarde à la bonne distance.