Comment conquérir le cœur d’une femme? Dans «Belle du Seigneur», le roman-fleuve d’Albert Cohen couronné par le Grand Prix du roman de l’Académie française en 1968, l’écrivain genevois détaille les 11 étapes de la séduction. Le «quatrième manège», en particulier, a retenu notre attention. Solal, le protagoniste de l’histoire, y explique à Ariane, une femme mariée qui l’a ébloui lors d’une soirée, que la force est l’obsession des femmes. En ont-elles conscience? Non, répond-il. Elles sont toutes persuadées que ce qui compte pour elles, c’est la culture, la distinction, l’honnêteté, la loyauté et l’amour de la nature. Or toutes ces noblesses ne sont rien d’autre que des signes de l’appartenance à la classe des puissants – soit ceux qui ont le pouvoir de nuire –, raison pour laquelle elles y attachent un tel prix. Aussi, lorsqu’elles assurent n’aimer que les hommes «énergiques, cultivés et ayant de la prestance», il faut traduire: «sales types aux yeux froids issus de la classe dirigeante, mesurant 180 centimètres et inspirant la peur de la mort».
Solal enrage d’être aimé pour «les machineries animales de virilité que les femmes le forcent à faire, pour tout ce qui chez l’odieux coq plaît à la sotte poule», mais il n’a pas d’autre choix. Il a besoin de cette tendresse qu’elles ne donnent que si elles sont en passion. Pour plaire aux femmes, il se résout donc à leur parler avec arrogance et mépris. Il joue à l’homme dominateur et dangereux qu’il n’est pas. Il en ressent une honte profonde, mais il a «besoin de leur amour, si mal né qu’il fût». Il ajoute qu’un homme doux et timide est toujours un peu ridicule. «Je n’ai pas l’impression qu’une seule femme ait été amoureuse du Christ, au temps où il vivait homme aux yeux tristes. Pas assez viril, miaulaient les demoiselles de Galilée. Elles devaient lui reprocher de tendre l’autre joue.»
A l’inverse, Napoléon ensorcelait sans peine les femmes grâce à cette «pick up line» efficace: «Un homme comme moi se soucie peu de la vie! Que me font, à moi, deux cent mille hommes!» Eric Zemmour, candidat à l’élection présidentielle, reprend la même idée dans «La France n’a pas dit son dernier mot», un livre autoédité sorti au mois de septembre. «L’appétit sexuel des hommes va de pair avec le pouvoir; les femmes sont le but et le butin de tout homme doué qui aspire à grimper dans la société. Les femmes le reconnaissent, l’élisent, le chérissent. Bonaparte inconnu est puceau et doit se faire déniaiser par une prostituée laideronne; Napoléon, empereur d’Occident, accumule les maîtresses.»
Les convictions misogynes d’Albert Cohen sont connues de longue date. C’est donc avec circonspection qu’il faut lire les écrits d’un homme qui affirmait en 1980, sur les ondes de France Inter, qu’il doit y avoir entre les hommes et les femmes des «rapports de féodalité» et qu’il n’avait rien lu de Marguerite Yourcenar, car «rien de grand ne [pouvait] sortir de ce corps affreux». Quant à Eric Zemmour, le nouveau héraut de l’extrême droite déteste les femmes et ne rate pas une occasion de le dire. Il n’empêche. Ces hommes soulignent une vérité indéniable: les femmes fantasment sur les hommes puissants. Et un homme n’est souvent beau que parce qu’il dégage cette force, dans laquelle elles reconnaissent le pouvoir de tuer. «Je veux avoir un homme qui a le pouvoir nucléaire», dit l’ex-top-modèle Carla Bruni. Ces propos font écho à ceux de la romancière féministe Nancy Huston. «Toute une littérature scientifique existe indiquant que, dans leurs périodes fécondes, [les femmes] mouillent pour des «tueurs.» Une étude récente menée par des experts de l’Université de Liverpool confirme: «Les femmes sont attirées par les hommes avec les regards sombres qui suggèrent qu’ils sont fous, mauvais ou dangereux.» Une étude australienne de l’Université Griffith indique par ailleurs que les femmes aiment les torses musclés et n’apprécient pas les hommes avec un «petit bedon».
Selon les chercheurs, l’effet aphrodisiaque de la force serait lié à des avantages inconscients ancestraux, en termes de capacité à acquérir des ressources, à protéger la progéniture devant le danger, à obtenir des résultats à la chasse et ainsi de suite. Ainsi, «si les temps ont changé, certains préjugés demeurent. Les femmes modernes sont influencées malgré elles par ces signaux ancestraux.»
La vieille théorie de l’homme préhistorique costaud qui protège la femme frêle et dominée ne convainc pas. Outre le fait qu’elle est contredite par de nombreux travaux ethnologiques qui défendent une vision de la femme pourvoyeuse de nourriture et pilier de son clan, elle fait également l’impasse sur l’essentiel: nos fantasmes sont avant tout construits et façonnés par la culture patriarcale dans laquelle nous baignons toutes et tous.
L’écrivaine Wendy Delorme développe à cet égard une idée intéressante. Dans «Femmes désirantes. Art, littérature, représentations» (collectif, Ed. du Remue-ménage), elle s’interroge sur l’éclosion et le surgissement chez elle de fantasmes violents, dans lesquels elle s’imagine abusée ou dans des positions de soumission. Pour comprendre leur origine, elle remonte à la source du désir féminin, au «point névralgique des tout premiers fantasmes que [s]on esprit a conçus». Et c’est là que la lecture devient captivante. Wendy Delorme envisage leur origine non pas en termes d’une conception ex nihilo, mais plutôt en se basant sur la notion d’«inception» (terme emprunté au film de Christopher Nolan), c’est-à-dire comme une idée qu’on lui aurait implantée dans le cerveau. En effet, elle comprend «l’émergence et la persistance de ces fantasmes [en tant qu’elles] sont indexées aux représentations culturelles auxquelles [elle a] été exposée». Ainsi câblé, son cerveau est incapable de se laisser aller à des fantasmes d’une autre nature. «Je dois bien admettre au final que ce qui me fait jouir, c’est un symptôme que le monde est mal foutu, que des siècles d’oppression ne s’effacent pas en soixante ans de féminisme, que je suis infoutue de fantasmer en dehors de la cage mentale qui a été construite pour mon corps par d’autres que moi bien avant ma naissance.»
Ces propos sonnent d’autant plus juste lorsque l’on regarde d’un œil critique la «mer de productions littéraires et médiatiques qui forgent nos imaginaires érotiques». «La pornographie, Hollywood, les jeux vidéo, «Cinquante nuances de Grey» qui se vend à des centaines de millions d’exemplaires: on constate que les rôles ne bougent pas», analyse encore Nancy Huston. Et que dire d’ «Autant en emporte le vent», l’une des œuvres littéraires les plus connues du monde (30 millions d’exemplaires vendus à ce jour et une adaptation considérée comme l’un des plus gros succès de l’histoire du cinéma)? Pour rappel, l’histoire est celle d’un triangle amoureux malheureux. Le ténébreux Rhett Butler aime l’insoumise Scarlett O’Hara, qui n’a d’yeux que pour l’insipide Ashley Wilkes.
Dans la scène mythique précédant le viol conjugal, Rhett conduit de force dans la chambre à coucher une Scarlett qui se débat violemment. Le lendemain matin, elle apparaît pourtant comblée, comme si elle venait de vivre la première nuit de satisfaction sexuelle de toute sa vie. «Eh oui, c’est tout ce qu’il lui fallait, à Scarlett, un bon viol», s’indigne la réalisatrice Fairouz M’Silti. «Quand j’étais jeune, je trouvais ça romantique au possible, mais maintenant, pas du tout, note de son côté la blogueuse Lucie dans une vidéo intitulée «La séduction, les films et la culture du viol». Ces films nous ont donné une fausse idée de ce que doit être l’amour. Ils nous ont appris à confondre la passion et la séduction avec des attitudes agressives, prédatrices, violentes. C’est problématique, car ces représentations alimentent nos imaginaires et nous invitent à banaliser les agressions sexuelles.» A travers elles, on apprend aussi aux hommes qu’un non est un oui qui n’ose pas s’avouer et que la colère d’une femme, forcément feinte, n’est qu’une invitation à redoubler d’efforts.
Le fantasme de l’homme fort prend une tournure beaucoup plus inquiétante lorsqu’une femme tombe amoureuse d’un authentique tueur. Salah Abdeslam, seul membre encore en vie des commandos djihadistes du 13 novembre 2015, reçoit en prison un courrier digne d’une rock star. «Des femmes crient leur amour et déclarent vouloir porter son enfant», lit-on dans «Libération». Charles Sobhraj, dont l’épopée sanglante fait l’objet d’une série qui cartonne sur Netflix, a reçu lui aussi de nombreuses demandes en mariage en prison. Détail révélateur: l’hybristophilie (l’attirance sexuelle pour une personne ayant commis un viol ou un meurtre) touche beaucoup plus les femmes que les hommes. «On peut se demander si ces tueurs et leurs groupies ne poussent pas jusqu’au bout les rôles de genre qui, à des doses moindres, constituent notre normalité. Si la virilité est liée à la domination, à l’exercice de la violence, alors quoi de plus viril qu’un assassin?» interroge Mona Chollet, auteure de «Réinventer l’amour» (Ed. Zones). Elle ajoute qu’une «misogynie diffuse, omniprésente dans leur environnement, prive ces femmes de l’instinct de conservation le plus élémentaire, les amenant à approuver avec passion ce qui les détruit».
Identifier les causes à l’origine du masochisme féminin est cependant de peu de secours pour en atténuer les conséquences, n’en déplaise à Nancy Huston, qui martèle: «Il faut que les femmes arrêtent de désirer des hommes forts.» En effet, comment y parvenir dans une société qui érotise depuis l’Antiquité la domination masculine? «Erotisez l’égalité», invite la féministe Gloria Steinem. Voilà une piste intéressante. Il ne reste plus qu’à attendre que le cinéma et la littérature produisent en nombre suffisant des œuvres cultes dans lesquelles l’égalité aura la même charge érotique que la menace.
Pour en finir avec la culture du viol
Depuis quelques années, plusieurs séries se sont emparées de la problématique du viol et du harcèlement sexuel pour mieux en comprendre les enjeux. Les trois séries ci-dessous sont disponibles sur Netflix.
1. «13 Reasons Why» de Brian Yorkey
Dans cette série, plusieurs filles sont victimes de viol mais chacune y réagit différemment. A travers les différents récits, 13 Reasons Why ambitionne de décortiquer tous les mécanismes qui rendent possibles les viols.
2. «Sex Education» de Laurie Nunn
Dans un bus, un parfait inconnu se masturbe dans le dos d’Aimée, éjaculant ensuite sur son jean en toute décontraction. A travers cette scène, Sex Education rappelle que le viol n’est pas la seule violence sexuelle qu’il faut représenter à l’écran pour empêcher qu’elle ne se banalise. D’autres comportements, tout aussi répréhensibles, doivent être dénoncés.
3. «Unbelievable» de M. Chabon, S. Grant et A. Waldman
Inspirée d’événements réels, cette minisérie a l’intelligence de montrer les conséquences désastreuses du victim blaming en dénonçant la réponse policière et judiciaire. La jeune fille victime d’un viol se voit en effet obligée de répéter ad nauseam, à l’écrit et à l’oral, son supplice auprès de chaque nouvel interlocuteur.