«J’ai la même chose que toi à la suite d’un accident. Ne perds pas espoir et continue tes exercices.» Celine van Till s’adresse directement à la petite Ramath Ali, 7 ans. Nous sommes dans les environs de Maputo, au Mozambique. C’est le printemps en Suisse mais l’été austral dans cette partie du monde: plus de 30°C et 90% d’humidité à 10 heures le matin. Nous sommes assis en rond autour d’une famille dont la petite fille souffre de «perte de motricité fine». L’athlète paralympique genevoise accompagne une mission de Handicap international (HI) sur le terrain. Tout comme Ramath, des milliers d’enfants vivent la double peine d’avoir une santé fragile dans un pays qui manque de tout.
Celine sait qu’une telle rencontre peut être un moment décisif pour son interlocutrice, car elle marque une rupture dans son quotidien. Cette dernière rêve d’être professeure de maths. «Quand elle joue seule, elle se voit en enseignante», s’amuse son père. Peut-être pour compenser le fait que son institutrice n’a pas toujours le temps de s’occuper d’elle? Sur place, nous visitons des classes qui comptent entre 50 et parfois jusqu’à 90 élèves. Les éducateurs sont des héros. Mais quand il y a des enfants dont l’existence s’alourdit d’un handicap, comment faire pour les inclure dans un programme scolaire qui vise à former vite un maximum de jeunes, dont beaucoup vont abandonner leur scolarité?
Celine van Till accompagne l’ONG suisse depuis six ans comme membre de son conseil d’administration. Sur place, elle constate les avancées réalisées par l’association. Très connu pour son action dans le déminage, HI travaille ici sur le thème de l’éducation inclusive, ce qui va de former les professeurs à détecter l’autisme à savoir réagir quand un enfant fait une crise d’épilepsie. Celine van Till prend des notes à chaque rendez-vous, pose des questions et revêt le short quand il s’agit de participer à une séance de sport avec les enfants. «J’essaie d’établir une connexion avec eux.» Avec la jeune Chelcia, elle crée un jeu, avec le petit Trayvor, elle partage une anecdote, aidée par un traducteur pour transmettre son message en portugais.
La pandémie a frappé moins durement ici qu’ailleurs dans un pays à la population jeune. Sauf pour les déshérités de la santé. Henriquetta, une collaboratrice de HI sur place, témoigne: «Les enfants qui n’ont plus utilisé leur chaise roulante ont du mal à s’y remettre après des mois d’inactivité.» Et ils sont nombreux dans ce cas, confirme Hilario, prof de sport malvoyant et paralympien. L’état des routes et des trottoirs rend impossible l’usage de fauteuils. Ici, on manque de tout. Le matériel qu’il utilise avec les enfants, ballons ou cônes pour baliser le terrain? C’est le sien, l’école n’a pas de budget pour cela. «L’inclusion, c’est faire du sport en mêlant les enfants en situation de handicap aux autres et en adaptant la pratique.» Un discours qui parle à la Genevoise. «Il faut éviter les situations de mise à l’écart.»
Accompagner Celine van Till dans un voyage humanitaire ne laisse pas de place au repos. L’athlète paralympique a une énergie difficilement canalisable. Cette semaine à Maputo, elle enchaîne donc les rencontres sur le terrain avec HI, dont elle est vice-présidente pour la Suisse et ambassadrice. La jeune femme de 30 ans connaît pourtant de nombreuses limites à cause de son handicap survenu après une violente chute à cheval en 2008. Elle est à moitié aveugle et, en la regardant marcher, on constate qu’elle manque de motricité fine et trébuche du fait d’un équilibre mal assuré. Ses muscles sont parcourus de spasmes incontrôlables qui lui jouent constamment des tours.
C’est une femme tout en paradoxes. Forte, Celine enchaîne les performances sportives. Superbe athlète avec un sourire inaltérable sur son beau visage, la trentenaire dégage une assurance inébranlable par son côté solaire et son caractère bien trempé. Au premier regard, elle incarne donc la santé. Fragile, il faut pourtant lui donner le bras pour marcher dans une ville sans éclairage public avec des trottoirs défoncés, lui indiquer le chemin à suivre dans un aéroport ou l’aider à table quand il s’agit de décortiquer des crevettes. Si elle se déplace vite, elle le fait toutefois avec hésitation, vous bouscule régulièrement, car son champ de vision se limite à ce qui se trouve juste devant elle. Elle perd et casse ses affaires par ailleurs avec régularité, à commencer par son téléphone. Ce qui ne l’empêche pas d’enchaîner chaque jour, même en déplacement, entraînements, séances de massage et même cette semaine-là, en Afrique, une intervention dans une émission économique en direct sur Radio Lac.
«Il n’y a pas de problèmes, que des solutions», s’enthousiasme-t-elle dans un grand sourire. La Genevoise est une tronche. Peu de gens auraient pu s’en sortir comme elle l’a fait sans cette assurance inébranlable. Ce qui lui permet de ne pas hésiter à solliciter son entourage. «Quand je participe à une table ronde et que l’on me propose un tabouret trop haut, je n’hésite pas à leur faire remarquer. J’estime que tout le monde peut faire des erreurs et avoir l’occasion et le droit d’apprendre.»
Après son accident, les médecins lui ont ouvert le crâne. Nous sommes dans le hall de notre hôtel dans un quartier résidentiel de la capitale en train d’échanger et, tout à coup, elle prend mon doigt pour me faire toucher ses cicatrices dans ses cheveux. «Les chirurgiens ont retiré un bout du cerveau près du cervelet pour le décongestionner et l’ont ensuite replacé.» A l’époque, ces épreuves la plongent dans le trou noir de la dépression. Après son trauma, elle fait deux tentatives de suicide. «J’étais devant un choix: me laisser aller et je ne savais pas comment ma vie se terminerait, ou continuer le combat pour réapprendre tous les gestes du quotidien.»
Cette capacité de survie, elle ne la doit qu’à sa discipline hors norme, typique des sportifs de haut niveau. «Il faut savoir gérer la frustration», dit la jeune femme, comme si elle ne s’imposait pas assez de contraintes et parvenait toujours à s’inventer des défis. Quitte à devoir se réorienter. Celine est humaine et parfois la montagne s’avère trop haute. Elle relativise en évoquant la situation des enfants de Maputo.
Reste que son hyperactivité est saisissante. Jugez plutôt. L’athlète, constamment en train de s’entraîner, passe actuellement un diplôme (CAS en éthique, santé et environnement à l’Unil) et siège au conseil d’éthique de HI mais aussi à celui des institutions genevoises pour les personnes en situation de handicap, vient de fonder la société Lead 2 Progress qui s’occupera de gérer sa carrière, donne des conférences en quatre langues et travaille sur son projet de troisième livre («ce sera différent, cette fois, il ne s’agit pas d’écrire sur moi»).
Est-ce parfois trop? Il y a un an, Celine annonce, à 29 ans, mettre un terme à sa carrière de sportive qui l’a notamment menée aux JO de Rio en 2016 en équitation. Elle s’était lancée dans l’athlétisme, mais une chute sur le tartan d’une piste en Tunisie en mars 2021 lui fait alors prendre conscience des risques encourus. Ce qui ne l’a pas empêchée, le mois dernier, de se relancer dans une nouvelle discipline, la troisième dans sa carrière, le cyclisme. «Je ne me suis jamais sentie en insécurité, le vélo encaisse les chocs à ma place.» Dans sa version tricycle, l’engin présente peu de risque de se renverser. «Dans un virage, si je ne ralentis pas assez, je me renverse!» Il faut tout de même enchaîner les kilomètres, ne serait-ce que pour rejoindre des équipes de rouleurs et aller en compétition dans toute l’Europe. Ses premiers résultats récents lui permettent d’avoir des perspectives d’avenir réjouissantes. Des championnats internationaux? Probablement.
Et ce n’est pas fini. Elle vient de rajouter une nouvelle activité à son quotidien. Celine se présente sous l’étiquette PLR au Grand Conseil genevois, dont les élections auront lieu au printemps 2023. La politique, c’est une de ses nombreuses passions. Elle avait accepté de concourir pour Miss Handicap en 2012, couronne remportée haut la main. «J’ai vite compris que c’était un formidable tremplin pour porter le drapeau des personnes en situation de handicap.» Car des causes à défendre, Celine en a plus d’une! D’abord mettre en avant celle des personnes en situation de handicap, évidemment. «C’est aberrant, je dois rembourser des prestations sociales alors même que je fais en sorte de ne pas dépendre de l’Etat. C’est trop souvent une incitation à ne pas travailler pour les personnes dans ma situation, une manière de nous tenir en marge de la société.»
Mais elle défend aussi les sportifs d’élite, pas du tout considérés en Suisse, où leur niveau social tient souvent de la précarité même pour des athlètes de niveau olympique. A Maputo, on la sent vibrer quand elle échange avec les membres de la Fédération paralympique: ici, pas de moyens («nous n’avons que des chaises et un frigo», constate son président), mais cela n’empêche pas le pays de qualifier des athlètes aux JO. Comme Edmilsa Governo, qui discute avec sa consœur suisse sur la piste du stade présidentiel, le temps d’une pose photographique.
La place des femmes dans la société est une autre cause à défendre pour la Genevoise. «J’ai été victime d’un abus sexuel quand j’avais 17 ans, juste avant mon accident, par mon prof de fitness. Dès que je me suis rétablie, j’ai déposé plainte, mais l’affaire a été classée sans suite, c’était ma parole contre la sienne. Je me suis sentie forte et fière d’avoir entrepris cette démarche, car mon objectif visait surtout à ce que d’autres femmes ne soit pas agressées.»
C’est encore un paradoxe dans la vie de Celine van Till: être à la fois dans l’ombre et la lumière. Enfant surdouée mais introvertie, elle a du mal à se faire des amis et se retrouve même au banc de sa communauté dans la campagne genevoise. Dans un milieu de l’hippisme où elle remarque que l’argent investi par les parents n’est souvent pas proportionnel à l’engagement de leurs rejetons à s’investir dans le travail et le soin des animaux, elle détonne. La timide brille alors sur les podiums à force de persévérance et du soutien des siens.
La famille, pour Celine, c’est son refuge. Quand elle est dans le coma après son accident, «[son] cœur bat plus vite quand [sa] mère lui pose la main sur le ventre». Les médecins lui disent surtout ce qui ne va pas, quand la famille ne voit que les minuscules choses qui s’améliorent. Les amis passent alors après. «J’ai tout vécu à ce moment-là. Certains m’ont soutenue; d’autres venaient par curiosité me voir juste une fois alors que j’étais un légume. Ceux qui n’étaient pas là craignaient d’être confrontés au grave état dans lequel je me trouvais.» Le regard se fait plus bienveillant au Mozambique pour les enfants rencontrés. Celine a notamment été frappée par ces pères qui couvrent d’amour leurs petites filles en situation de handicap et abandonnent parfois leur travail pour s’occuper d’elles.
Avec sa mère, Celine van Till a noué un lien inaltérable, ses parents se séparant deux ans après son accident. «Je vois mon père deux fois par an, car l’idée de la famille est importante pour moi, après qu’il a coupé les fils lors du divorce.» Dans les épreuves, elle se rapprochera encore plus de son jeune frère et de sa mère. En 2017, cette dernière est à son tour victime d’un accident de cheval, avec un terrible coup de sabot en pleine face. Après des opérations multiples, 50 plaques pour reconstituer son visage et des semaines d’hospitalisation, mère et fille ont emprunté un parcours quasi similaire. Et les amours? «Je suis très sélective, s’amuse la jeune femme. J’adore ma vie, mais il n’y a pas beaucoup de place pour quelqu’un pour l’instant. Si ça doit se faire, ça se fera. Avoir une relation doit m’apporter quelque chose de plus.»
Pourquoi cette personnalité en retrait au départ se retrouve-t-elle constamment en situation de porter le drapeau? «Je veux aider les autres et faire progresser les valeurs qui me tiennent à cœur, cela me porte.» Dans l’avion du retour du Mozambique, Celine lisait pour son travail de diplôme un ouvrage de Simone Veil sur la nécessité de mettre fin aux partis politiques: «Ce n’est peut-être pas une bonne idée de se plonger dans cette réflexion au moment de me lancer pour la députation!» Tout un paradoxe.