Mercredi dernier, devant la gare de Bienne, deux jours avant son ouverture au public, la «Robert Walser Sculpture» est encore en plein chantier. En fait de sculpture, l’œuvre imaginée par Thomas Hirschhorn est une vaste installation au milieu de laquelle une poignée d’hommes et de femmes s’activent dans une ambiance à la fois décontractée et laborieuse.
Les grands calicots blancs, les parois de bois graffitées de questions existentielles, les fenêtres en plastique, le mobilier dépareillé donnent à l’œuvre une allure de squat, une sorte de centre autonome, élevé de haute lutte après trois ans d’efforts et un report d’une année.
En réponse à l’invitation de l’Exposition nationale de sculpture qui se tient à Bienne depuis 1954, Thomas Hirschhorn, artiste bernois installé à Paris depuis trente-cinq ans, avait immédiatement pensé à célébrer Robert Walser, le plus célèbre écrivain biennois. Retrouvé mort dans la neige le jour de Noël 1956 alors qu’il était, depuis vingt-trois ans, interné à la clinique psychiatrique de Herisau (AR), l’écrivain-poète est pour le plasticien quelqu’un d’essentiel. «Le premier roman que j’ai lu, c’est "Les enfants Tanner", que j’ai aimé immédiatement. J’aime tous ses livres. Il s’intéresse aux faibles, aux choses fragiles, aux choses que personne ne regarde attentivement parce qu’on ne les considère pas comme assez importantes.»
Mystérieuses reliques
Coiffé d’un casque de chantier orange, un large feutre dans une main, un cutter dans l’autre, sans lever les yeux de son travail, le maître d’œuvre improvise quelques mystérieuses reliques destinées à un petit autel dédié à Carl Seelig, mécène, protecteur et ami de l’écrivain, auquel il consacra «un livre très important»: «Promenades avec Robert Walser».
«Il pose la question du succès et de l’échec, de l’abysse de la vie… Il demande aussi comment on peut être radical aujourd’hui, comment ne pas se trahir, ne pas faire de compromis. Ces questions de réussite, de compromission, de pureté, tous les artistes y sont confrontés, c’est pour ça que Walser a toujours autant de succès, entre autres auprès des philosophes.»
Le temps d’encourager la jeune femme qui roule en boule des kilomètres de papier d’aluminium, Hirschhorn traverse à grandes enjambées l’immense espace de son œuvre: 1200 m2 répartis en trois plateformes construites avec des palettes de bois reliées entre elles par deux ponts; le plus beau étant inspiré par un modèle de Léonard de Vinci et dessiné par des étudiants de la HES bernoise, section architecture, bois et génie civil.
Solidement précaire
A genoux ou juché sur une chaise, l’artiste s’attelle à la finition d’un petit studio TV, agrafant soigneusement le fond vert de la green box. «J’aime concevoir, dessiner, négocier, chercher de l’argent, construire. J’aime tout et tout est nécessaire. Il n’y a pas de choses plus ou moins importantes dans une œuvre d’art.»
Avec le carton, le scotch brun est sa marque de fabrique, son matériau fétiche, dont il recouvre aussi bien les chaises, les canapés que le sol et les bords de fenêtre. «C’est facile à utiliser et c’est universel. J’en ai trouvé partout où je suis allé à travers le monde. Et puis le scotch exprime bien ce qui m’intéresse: le côté précaire des choses, le côté fragile, mais aussi la volonté que ça tienne!»
Conflits inévitables
En 2004, le public avait découvert Thomas Hirschhorn à l’occasion d’une exposition au Centre culturel suisse de Paris, qui avait déclenché les foudres du conseiller fédéral Christoph Blocher, qui s’y trouvait malmené, et avait coûté en punition 500'000 francs de subvention à Pro Helvetia.
Moins politique, la «Robert Walser Sculpture» a, pour sa part, dû faire face à de nombreuses oppositions, parmi lesquelles celle des chauffeurs de taxi, dont l’espace est restreint par le déploiement, mais aussi celle des cyclistes, qui y ont perdu des places de parc, et des aveugles, parce que la construction masque leur chemin protégé. «C’est ma septantième intervention dans l’espace public. Donc je sais que ce n’est jamais facile. C’est même le plus compliqué que l’on puisse faire en matière d’art.» Au mois de mars dernier, c’est le président du conseil de fondation de l’Exposition, Stéphane de Montmollin, et son administratrice qui jettent l’éponge au motif qu’il était devenu trop compliqué de travailler avec Thomas Hirschhorn.
Déroulant toujours des mètres de scotch, maniant le cutter en virtuose, le regard ironique derrière ses épaisses lunettes, Thomas Hirschhorn assume les difficultés rencontrées. Elles font partie de la création. Malgré les dizaines de séances, ses intentions artistiques ne semblent pas négociables. «Sitôt que l’on travaille dans l’espace public, les conflits d’intérêts sont fréquents. J’ai dû me battre comme un chien pour chaque centimètre carré de terrain, sinon rien ne se serait passé. Je ne suis pas extravagant, mais obtus, téméraire et surtout dingue de Robert Walser.»
Financement à boucler
Pour en témoigner, l’artiste a ménagé dans sa sculpture 35 éléments différents, une scène pour accueillir des lectures bien sûr, mais aussi une bibliothèque, une salle où dispenser des cours d’espéranto, un coin pour les enfants. «Certains éléments sont plus superficiels par rapport à Walser, par exemple le jeu d’échecs, mais quand il était à Waldau, il y jouait.»
Le budget avoisinant les 2 millions de francs – les 170 personnes ayant œuvré ont été payées – n’est pas encore totalement bouclé. Et, pour la première fois, Hirschhorn a lancé une opération de crowdfunding qui peine à démarrer.
Courant toujours derrière l’artiste, on lui demande, entre son feutre et son cutter, lequel est l’outil le plus important. «C’est le cœur, le plus important. C’est l’amour de l’art et, en l’occurrence, l’amour de Walser. Je suis un fan, un inconditionnel. Je suis profondément touché par son œuvre, sa vie, son écriture, tout ce travail est en son honneur.»