Le 30 décembre 2015, Olga Kurbatova s’apprête à passer le Nouvel An avec son fils. La femme d’affaires russe est une personnalité qui compte dans l’élite moscovite. Elle a fait fortune en fondant l’entreprise de boissons à succès Happyland Corp. L’avenir est serein. La richissime entrepreneuse possède – le croit-elle – un compte en banque de rêve de 35 millions de dollars chez Credit Suisse. De quoi faire des projets. Mais un coup de fil de la deuxième banque suisse va doucher ses rêves. Dans ses petits souliers, Credit Suisse lui annonce que son pactole ne lui appartient pas, ou plus.
Olga Kurbatova l’ignorait, mais, pendant des années, elle a accumulé des pertes sur son compte. Des pertes que son gestionnaire de fortune, Patrice Lescaudron, a sciemment dissimulées à ses clients comme à son employeur durant plus d’une décennie. La femme d’affaires russe ignore aussi qu’elle n’est pas la seule victime de cette monstrueuse arnaque. Selon l’agence d’informations financières Bloomberg, ce croqueur de chiffres, devenu star de la gestion de fortune chez Credit Suisse, aurait fait perdre 143 millions de francs à ses clients, tout en s’enrichissant de 30 millions.
Ses victimes? Des oligarques russes et géorgiens au portefeuille bien garni. Outre l’appât du gain et l’amour du luxe, qu’est-ce qui a poussé ce banquier français à des acrobaties financières incontrôlées? Comment expliquer que de la deuxième banque suisse n’y ait vu que du feu? Ces questions restent en suspens. Condamné à 5 ans de prison en février 2018 par la justice genevoise, Patrice Lescaudron s’est suicidé en juillet 2020, à 57 ans. Ses confessions lors des audiences soulèvent un coin du voile sur une personnalité complexe.
L’histoire rocambolesque de Patrice Lescaudron pourrait être un cas d’école en psychiatrie. Fringant quinquagénaire, ambitieux et beau parleur, le banquier français avait le don de mettre en confiance ses clients ainsi que son employeur. Mais derrière ce visage de gestionnaire de fortune idéal se cachait une personnalité pétrie de doutes et d’angoisses, menteuse et maniacodépressive, comme le rapportent les audiences. Celles-ci dévoilent un fait plus surprenant. Patrice Lescaudron est parvenu à gérer un portefeuille de plus de 2 milliards de francs «sans rien connaître à la banque privée». Du moins à ses débuts chez Credit Suisse.
Procès Patrice Lescaudron
A l’aube de ses 20 ans, Patrice Lescaudron se découvre l’âme d’un boursicoteur du dimanche. Mais rien ne le prédestine vraiment à une carrière au sommet de la gestion de fortune. Face aux policiers, peu après son arrestation, il dit avoir terminé ses études à l’école de management de Lyon avant de travailler comme auditeur. Puis, c’est l’appel de l’Est. En Russie, Patrice Lescaudron travaille dans des entreprises pharmaceutiques. Il prend ensuite la direction de la filiale russe d’Yves Rocher. Le futur escroc gère le deuxième plus gros marché de l’entreprise française de cosmétiques jusqu’en 2004, où il tape dans l’œil de Credit Suisse.
La banque suisse le recrute pour sa filiale russe. Comme il le confiera lors des audiences, Patrice Lescaudron fait ses premiers pas «tout en bas de l’échelle», avant une ascension fulgurante qui va l’auréoler du titre de gestionnaire de fortune vedette de Credit Suisse. Non pour ses compétences, mais pour ses nombreux contacts parmi l’oligarchie russe et géorgienne. Selon une source anonyme chez Credit Suisse et citée par la Basler Zeitung, Patrice Lescaudron était l’un des gestionnaires de fortune les plus performants de la division banque privée. Selon ses déclarations à la police, le Français aurait fait gagner plus de 150 millions de francs à Credit Suisse.
Patrice Lescaudron gère des VIP de la banque. Parmi eux, les dirigeants d’entreprises pétrolières et gazières Sergei Egorov et Zurab Lysov. Mais aussi Bidzina Ivanishvili, milliardaire et ancien premier ministre de Géorgie. Ainsi que l’ancien sénateur russe Vitaly Malkin. Ces deux oligarques milliardaires plaçaient leur fortune dans des structures offshores complexes mises en place par Credit Suisse. Selon les estimations, ils auraient perdu chacun entre 130 et 150 millions de francs dans la vaste fraude perpétrée par Patrice Lescaudron. Des cacahuètes pour ces richissimes clients. Un pactole pour le gestionnaire star de la deuxième banque suisse.
Patrice Lescaudron n’a pas le profil type du fraudeur. Marié et père de famille, le transfuge d’Yves Rocher se tient à carreau dès son arrivée chez Credit Suisse. Puis, en 2008, il sombre dans l’escroquerie et la spirale du mensonge pour masquer ses erreurs professionnelles et s’enrichir personnellement. En effet, la crise financière mondiale malmène les richissimes clients de Lescaudron. Les actifs de Bidzina Ivanishvili et de Vitaly Malkin, pour ne citer qu’eux, subissent de lourdes pertes. Afin de ne pas voir fuir cette clientèle, Patrice Lescaudron couvre ces pertes en déplaçant les fonds entre ses clients. Il rédige de faux ordres bancaires et investit leurs fonds dans plusieurs sociétés. Sans en parler aux clients, bien sûr, mais dans l’espoir que ces investissements compenseront les pertes colossales.
C’était compter sans le mauvais karma de Patrice Lescaudron. Selon l’acte d’accusation, les fonds de Vitaly Malkin ont été investis dans la société autrichienne Meinl European Land Ltd., dont les actions ont perdu près de la moitié de leur valeur pendant la crise financière. Le gestionnaire de fortune fait perdre 32 millions de francs à son client. Pour y remédier, Lescaudron spécule sur la société Raptor Pharmaceuticals. Mais les actions s’effondrent en septembre 2015. Le trou financier avoisine les 100 millions de dollars.
Le Français russophone comble les pertes de Vitaly Malkin en investissant la fortune de Bidzina Ivanishvili dans des actions du géant russe Gazprom. Et là, l’escroc gagne beaucoup. Bien plus d’argent qu’il n’en faut pour compenser ses pertes. Au lieu d’en informer ses clients et de rétrocéder cette marge bénéficiaire, le gestionnaire transfère cet argent sur ses propres comptes. Il aurait ainsi détourné entre 30 et 40 millions de francs. Une fortune qu’il dépense dans l’achat de bijoux de luxe pour sa femme, une Ferrari et des Rolex ainsi que dans l’acquisition de plusieurs maisons. Sa fortune personnelle avoisine les 100 millions de dollars. Jusqu’à sa chute fin 2015, puis son décès cinq ans plus tard.
Le suicide de Patrice Lescaudron n’enterre pas ce scandale, qui éclabousse Credit Suisse en pleine face. En effet, selon l’accusation, il est inconcevable que l’ex-gestionnaire de fortune ait pu agir en toute impunité et à l’insu de sa hiérarchie. Interrogé par Le Temps en 2016, l’ex-directeur de Credit Suisse Tidjane Thiam a assuré que Patrice Lescaudron était «un cas isolé». Il avait tort. Le 20 janvier 2021, un acte d’accusation du Ministère public genevois et rendu public par Gotham City, le site d’investigation spécialisé dans la criminalité économique, révélait que, au moment de la fraude de Patrice Lescaudron, une autre employée de Credit Suisse puisait dans les comptes de ses clients, à Genève. Quant à Patrice Lescaudron, il aura gagné sur un plan: entrer au panthéon de l’arnaque financière.