Ces réfugiés-là sont comme des coqs en pâte. Alors que nous nous attendions à être reçus par des aboiements et les hurlements typiques des chiens nordiques, le calme règne dans les dix chenils érigés en un temps record à la caserne Sand du Centre de compétences du service vétérinaire et des animaux de l’armée sis à Schönbühl, dans la banlieue de Berne. Alignés avec une rigueur toute militaire, les enclos, qui respectent évidemment les normes fédérales, abritent 39 spécimens, essentiellement des huskys et des croisés de husky, qui nous regardent passer avec curiosité. «Nous soignons les chiens avec compétence et passion», se rengorge le colonel Antonio Spadafora, commandant du centre. Avec cet «engagement subsidiaire», prévu jusqu’au 21 septembre, l’armée rend service aux autorités bernoises.
Le lieu, qui abrite chevaux et chiens de l’armée, n’en est pas à sa première opération. L’année dernière, près d’une centaine de chevaux maltraités venus d’un élevage de Hefenhofen, en Thurgovie, y avaient été recueillis.
Cette fois-ci, la situation n’est pas si dramatique. Les chiens sont en forme et sociables, comme le reconnaît le vétérinaire cantonal de Berne, Reto Wyss. La réorganisation des meutes et de leur hiérarchie à leur arrivée, le 4 septembre dernier, a bien donné lieu à quelques escarmouches et coups de croc. Et puis, trois chiots de quelques jours ont été oubliés alors que la mère était embarquée, au grand dam du propriétaire. Le trio a été promptement récupéré, et père et mère nous laissent les câliner sans protester.
«Le plus compliqué a été de gérer les différents groupes, cela a occasionné du stress aux chiens. Mais sinon, leur état de santé général est bon», indique Ralph Lutz, chef du service vétérinaire du centre.
Mais alors, pourquoi ce séquestre? Il est la conséquence d’un long bras de fer entre Fritz «Wolf» (loup) Bühler et le Service vétérinaire du canton de Berne, qui lui reprochait de détenir trop de chiens et de ne pas leur donner suffisamment d’exercice; une affaire qui a dépassé les frontières cantonales.
Débouté au Tribunal fédéral
«Il s’agit ici, explique le vétérinaire cantonal Reto Wyss, d’une longue procédure, dans le cadre de laquelle nous avons exigé, fin 2014, une réduction du nombre de chiens à 19 et signifié une interdiction d’élevage.» La décision s’est notamment appuyée sur la mise en application, en 2013, de la nouvelle loi cantonale sur les chiens, selon laquelle il est interdit de promener plus de trois chiens de plus de 4 mois simultanément. Le propriétaire, qui avait fait recours devant le Tribunal fédéral, a été débouté le 1er février dernier. «Il n’est pas question dans ce cas de procédure d’urgence, mais de la mise en application d’une décision de dernière instance. Je rappelle, poursuit le chef du Service vétérinaire, qu’il s’agit d’appliquer la loi fédérale sur la protection des animaux, et que les mesures prises sont nécessaires pour le bien-être des bêtes. Comme l’a indiqué le TF dans sa décision, ces mesures sont proportionnelles, on ne peut donc pas dire qu’elles sont trop strictes, d’autant que le propriétaire peut garder 19 chiens.»
Un délai de six mois, jusqu’au 1er août, avait été accordé à Fritz Bühler pour qu’il se mette en règle. Début septembre, les autorités ont décidé d’intervenir. Se seraient-elles montrées plus clémentes en constatant que les chiens bénéficiaient de plus d’exercice? «Non, rétorque Reto Wyss. Le jugement en dernière instance doit être appliqué. Qui plus est, le propriétaire n’a jamais démontré sa volonté de se plier aux exigences de la loi, notamment en ce qui concerne l’interdiction d’élevage.»
A la «Husky-Farm», dans les profondeurs de l’Emmental, où Fritz Bühler s’est installé en 2009, la consternation règne. D’autant plus que lui-même était absent lors du séquestre: il se trouvait en Laponie suédoise, où il venait de trouver une maison et un terrain pour poursuivre son travail avec les chiens de traîneau. C’est son fils adulte, présent avec sa grand-tante lors de l’arrivée des militaires et des policiers, qui l’a averti par téléphone. «Ils nous ont traités comme des criminels», s’insurge le jeune homme. Son père, le visage fermé, cherche ses mots. «Je me sens comme si j’avais enterré mes propres enfants», finit-il par lâcher devant les enclos vides. Sur le terrain devant la maison, un cochon et des chèvres vont et viennent tranquillement au côté de quelques chiens.
Fritz Bühler, 46 ans, l’assure: ces derniers mois, il s’était démené pour trouver une solution. En mai, il a notamment fondé une association et cherché des personnes qui viendraient y travailler. En vain. En juillet dernier, écrivait-il au Service vétérinaire cantonal, il a transféré la propriété du ranch, des chiens de traîneau, des véhicules et du matériel à Marianne F., qui est également sa compagne, et a informé le vétérinaire cantonal qu’il avait trouvé un nouvel endroit pour exercer son activité à l’étranger. Réduire le nombre de chiens à 19? Il fulmine. «Je ne peux pas travailler avec ce nombre d’animaux. Ils sont mon gagne-pain, le mois de janvier prochain était quasiment complètement booké! Et puis quoi, il faudrait que je me débarrasse des plus vieux qui ne peuvent plus courir? Quant au manque d’exercice, laissez-moi rire. Ce n’est pas en pleine canicule que je vais entraîner des huskys!»
«Idiotie totale»
En 2013 déjà, à la suite de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, il s’était dit prêt à vendre sa petite entreprise, avant de se rétracter. Depuis, dit-il, on lui cherche sans cesse des poux, que ce soit pour des rappels de paiement ou des permis de construire. En 2014, c’est un donateur anonyme qui avait réglé ses impôts sur les chiens. Un connaisseur du monde cynologique helvétique nous glisse que l’homme est connu pour flirter avec les limites de la loi et des délais. Loi que Fritz Bühler dénonce comme «une idiotie totale».
Des particuliers, qui avaient acheté récemment des chiens à Fritz Bühler et les lui avaient confiés, attendent de savoir s’ils pourront les récupérer. «Dans ces cas-là, indique Reto Wyss, nous devons vérifier si ces personnes sont en mesure de détenir les chiens dans des conditions conformes à la loi.» Les personnes désireuses d’adopter un animal peuvent déjà se manifester. «Nous ferons en sorte que tous les chiens trouvent une bonne place.» Epaulé par son avocat, Fritz Bühler, lui, espère contre toute attente qu’on lui rendra les séquestrés.