Le lac de Vogorno, neuvième lac artificiel de Suisse en volume d’eau, est aujourd’hui désespérément vide. Mais c’est normal: comme n’importe quelle infrastructure, un barrage nécessite des périodes de maintenance. Et la sécurité de milliers d’habitants en contrebas dépend d’une telle rénovation.
Cette vidange complète du lac de retenue – la première depuis la mise en service du barrage de Contra en 1965 – a permis d’évacuer les milliers de mètres cubes de limons et de sédiments accumulés. L’immense barrage-voûte de 220 mètres (le quatrième le plus haut du pays), ses fondations et ses équipements techniques vont aussi être rénovés. Et comme la production électrique de l’installation tessinoise ne représente que 0,7% de l’énergie hydroélectrique nationale, cette mise à l’arrêt ne risque pas de provoquer de pénurie de courant.
Le côté spectaculaire de ces mois de maintenance a un autre mérite: celui de rappeler que l’énergie hydraulique, comme toutes les autres énergies, a des impacts écologique, humain et esthétique. Quand les lacs de retenue sont pleins et que le soleil brille, l’image est idyllique. C’est comme si la nature et le génie humain avaient collaboré pour embellir le paysage. Mais l’envers du décor apparaît quand le bouchon de la baignoire doit être retiré. Il y a ces versants lunaires du lac qui se dévoilent peu à peu pour former une énorme plaie brunâtre au fond de cette vallée naguère entièrement boisée. Il y a aussi cet immense mur de béton qui, une fois dressé au milieu du vide, perd, avec sa raison d’être, toute sa majesté. Il y a enfin les vestiges du temps d’avant le barrage qui réapparaissent, tels les murs en pierres sèches des anciens jardins en terrasses qui ont vaillamment résisté à cinquante-six ans d’engloutissement. C’est aussi un adorable petit pont – en pierre lui aussi –, petit cousin du fameux Ponte dei Salti, situé plus haut dans la vallée. Cet ouvrage oublié qui enjambait naguère un affluent de la Verzasca est lui aussi encore fièrement debout après plus d’un demi-siècle d’engloutissement.
Les habitants de cette portion du Val Verzasca avaient été les seuls à voter contre le projet hydroélectrique. Certains d’entre eux avaient dû assister au dynamitage de leur maison. Puis l’élévation de l’eau avait progressivement fait disparaître les petits parchets de vigne, le potager de la grand-mère, la remise du grand-père, la forêt de leurs jeux d’enfants. La rivière, sa musique, ses éclaboussures, les parties de pêche à la main de truites étincelantes se muait en un lac muet et docile de 5 km de long.
Les simples émotions quotidiennes ont laissé place aux émotions fortes de la modernité. Le barrage-voûte est désormais la deuxième plus haute installation permanente de saut à l’élastique du monde.
Les pluies de ce printemps et la fonte des neiges de cet été rempliront de nouveau l’immense baignoire. Et tout sera de nouveau oublié pendant cinquante ans.