- On a pu vous voir à Renens (VD), en février, chanter Kurt Weill. Vous courez d’un plateau de cinéma à une scène. Vous voilà, en Suisse, président du jury du Locarno Film Festival. Quel est votre moteur?
- Lambert Wilson: La curiosité me pousse et l’ennui m’inquiète. Le métier d’acteur peut être très simple et répétitif. La musique, elle, me fait travailler tout le temps. J’ai besoin de faire des choses compliquées, d’apprendre. Et, comme j’aime faire plaisir aux gens, je ne sais pas dire non.
- Le 3 août, vous avez eu 65 ans. Quel est le secret de votre forme?
- Je roule à vélo dans Paris, je fais de la salle, je nage. Je me sens comme un jeune homme. Mon gros défaut, c’est de fumer. Je suis un peu hypocondriaque. Ce matin, après un léger mal de gorge, j’ai passé un scanner. Le diagnostic était rigolo: arthrose du larynx. D’autres font de l’arthrose du genou. Je me sers trop de ma voix, c’est sans doute une déformation professionnelle.
- Côté santé, vous avez connu une profonde dépression. Quelle en a été la source?
- Un changement de paysage radical il y a treize ans, à la mort de mes parents, à un an d’intervalle. Mon père (le comédien Georges Wilson, ndlr) était un Himalaya, ma mère, elle, était très présente. J’ai serré les dents et j’ai continué à travailler, sans m’autoriser ces deuils et je l’ai payé. Le psychisme m’a très sérieusement rattrapé, comme si ce que j’avais intériorisé avait pris toute sa place et s’était exprimé. J’ai fait une dépression aiguë. La médecine traditionnelle, la chimie, m’a sauvé. C’est important de le dire, parce que ça marche, au moment où on pense qu’on est en mille morceaux et qu’on ne pourra jamais se reconstruire.
- C’est terminé?
- Totalement. Malgré la douleur et le temps que ça a pris, environ trois ans, j’en sors bonifié en tant qu’acteur. Je suis allé proche de la très grande douleur, de moments très sombres. Désormais, je peux les convoquer. Je me connais mieux. Plus rien ne m’impressionne. J’ai le sentiment d’avoir vécu le pire. On peut évidemment être en danger de mort dans la vie, mais dans la dépression aiguë, on est en danger de mort.
- Dans quel état étiez-vous?
- Ma pensée était inhibée, je ne pouvais plus rien faire. J’étais incapable de bouger. Je n’avais envie de rien. C’est presque la partie un peu positive, parce que, dans celle qui précède, on cherche tous les moyens de se foutre en l’air. C’est plus dangereux. Il n’y a plus rien de rationnel en fait. J’ai senti la sortie du tunnel avec le film d’Alain Chabat «Sur la piste du Marsupilami» (sorti en 2012). Je me suis dit: «Tiens, ça peut être rigolo d’aller répéter la chorégraphie» (une parodie de Céline Dion, ndlr). C’était une envie minuscule, embryonnaire. A partir de là, j’ai recommencé à prendre plaisir aux choses simples.
- Est-ce que la relation conflictuelle avec votre père a pu jouer un rôle? Vos amis vous avaient prévenu en vous disant: «Il veut ta peau.»
- Non, ça c’était à la fin des années 1980. Il allait très mal. Il était à un moment très difficile de sa vie et mon succès lui était insupportable. Quand je pense à mon père aujourd’hui, je me dis que c’était normal. J’ai beaucoup fait la paix en moi-même avec lui. Je le convoque avant d’entrer en scène. J’ai des espèces de discussions étranges avec lui. Je joue des œuvres qu’il jouait. Je n’ai aucun ressentiment, mais de la compassion pour la vie douloureuse qui a été la sienne.
- C’est-à-dire?
- La misère absolue, une enfance épouvantable, ne pas savoir qui était son père, l’insulte permanente liée à la bâtardise. On n’imagine pas ce que c’était dans les années 1930. Au moment où il a débuté au cinéma, alors qu’il était déjà au Théâtre national populaire (TNP) depuis dix ans, il a reçu des mains de Jean Vilar, dont il était l’assistant, un cadeau empoisonné: la direction du théâtre. Il n’a pas pu dire non à son père électif. Et renoncer au cinéma a été une tragédie. Il a vu le succès de son copain Philippe Noiret. Après dix ans, le TNP lui a été retiré violemment. Il l’a vécu comme une injustice et il a fait une dépression. Je pense que ça l’a rendu amer. En voyant son rejeton avoir accès au cinéma très jeune, devenir célèbre, ça a remué en lui des choses très profondes. Et j’ai une grande compréhension pour ça.
- Vous avez pardonné. Comment?
- J’avais consulté une sorte de guérisseur, un voyant. Il m’a dit: «Il faut que tu pardonnes à ton père.» Il m’a conseillé d’acheter une grosse bougie et de l’allumer deux minutes par jour, en pensant à lui, sans la moindre intention. C’était un acte de méditation. La bougie n’était qu’un point fixe sur lequel la concentration allait se poser. Ça m’a permis de le considérer non plus comme mon père, mais comme un être humain. Beaucoup d’adultes sont en lutte à un âge avancé, car ils sont restés enfants. A un moment, il ne faut plus être l’enfant de ses parents, mais les considérer comme des êtres qui font de leur mieux.
- C’est-à-dire?
- La misère absolue, une enfance épouvantable, ne pas savoir qui était son père, l’insulte permanente liée à la bâtardise. On n’imagine pas ce que c’était dans les années 1930. Au moment où il a débuté au cinéma, alors qu’il était déjà au Théâtre national populaire (TNP) depuis dix ans, il a reçu des mains de Jean Vilar, dont il était l’assistant, un cadeau empoisonné: la direction du théâtre. Il n’a pas pu dire non à son père électif. Et renoncer au cinéma a été une tragédie. Il a vu le succès de son copain Philippe Noiret. Après dix ans, le TNP lui a été retiré violemment. Il l’a vécu comme une injustice et il a fait une dépression. Je pense que ça l’a rendu amer. En voyant son rejeton avoir accès au cinéma très jeune, devenir célèbre, ça a remué en lui des choses très profondes. Et j’ai une grande compréhension pour ça.
- Vous avez pardonné. Comment?
- J’avais consulté une sorte de guérisseur, un voyant. Il m’a dit: «Il faut que tu pardonnes à ton père.» Il m’a conseillé d’acheter une grosse bougie et de l’allumer deux minutes par jour, en pensant à lui, sans la moindre intention. C’était un acte de méditation. La bougie n’était qu’un point fixe sur lequel la concentration allait se poser. Ça m’a permis de le considérer non plus comme mon père, mais comme un être humain. Beaucoup d’adultes sont en lutte à un âge avancé, car ils sont restés enfants. A un moment, il ne faut plus être l’enfant de ses parents, mais les considérer comme des êtres qui font de leur mieux.
- Vous y êtes parvenu?
- Je considère mes parents comme des incarnations dans l’univers. Je me suis débarrassé de la notion filiale. C’est un travail lent, qui peut aussi passer par la psychanalyse.
- D’un mot, que faisait votre mère?
- D’un mot, elle était belle... Beaucoup de personnes étaient amoureuses d’elle, hommes ou femmes. Très jeune, on lui a proposé d’être mannequin chez Dior. Mais elle avait la tuberculose, une santé fragile. Elle a passé beaucoup de son adolescence et de sa jeunesse en sanatorium. Elle a été mère jeune. Elle avait le culte de la beauté. Chez les autres, comme pour elle.
- Quel est votre rapport à la Suisse?
- Je l’ai adorée depuis l’enfance. Nous venions chez un ami de mon père, l’acteur suisse romand Jean-Marc Bory («Les amants» de Louis Malle, ndlr). Il possédait un chalet à côté du col des Mosses. En plus du Sinalco, de l’Ovomaltine et des Sugus, tout me semblait parfait. Pour moi, la Suisse est une madeleine de la taille du Cervin (rires). Me retrouver dans des prairies fleuries, dans les alpages, c’est le bonheur absolu. J’ai le syndrome de Heidi. On s’éloigne du monde moderne, de la pollution. Dans le film «Cinq jours, ce printemps-là» (1982, avec Sean Connery), j’ai incarné un guide de montagne et j’ai appris à dire «Grüezi mitenand» à la perfection. Bory, qui a beaucoup joué «L’histoire du soldat», m’a éclairé sur Ramuz et la culture vaudoise.
- Vous possédez une maison en Bourgogne. Y êtes-vous aussi heureux qu’en Suisse?
- Oui, mais c’est en plaine et c’est plat. Ce que j’aime dans la montagne, c’est le côté indompté. Je souffre quand l’homme maîtrise la nature et la pille. La montagne reste dangereuse, puissante, imprévisible. Elle résiste.
- Vous parlez de nature. On pense à Greenpeace, dont vous avez été écarté pour avoir critiqué la prestation de Florence Foresti, maîtresse de cérémonie des Césars 2020. Elle s’en était pris à Roman Polanski, alors en compétition avec «J’accuse».
- Au moment où j’ai pris la parole à la radio, il y avait un climat d’hystérie en France, propulsé par certains membres de la profession focalisés sur lui. Lorsque j’ai émis des retenues par rapport à Foresti, je ne soupçonnais pas l’énormité du dossier Polanski. J’avais trouvé qu’elle n’avait pas été fair-play, que Polanski était un immense artiste et qu’il avait été pardonné par la jeune femme qui l’avait accusé en 1977. Pour moi, c’était un dossier clos. En parallèle, et en lien avec le mouvement «#MeToo», énormément de choses ont changé dans le cinéma. A Locarno, cette année, les prix d’interprétation genrés ont été supprimés. Mais ce que j’ai surtout trouvé absurde, c’est qu’on m’a associé à la défense de quelqu’un qu’on considérait comme un violeur. Je me suis dit: «Finalement, j’ai été crétin de ne pas avoir réfléchi.» Je suis absent des réseaux sociaux et je n’avais pas pris conscience de l’énormité du mouvement souterrain.
- Vous qui avez joué dans «Matrix» avez dit: «Je ne suis pas dans la matrice.»
- Oui, ça me fait peur. Deux jours après mon intervention à la radio, j’étais sur scène et j’ai entendu un groupe de militantes scander: «Polanski viole, Wilson cautionne.» Là, j’ai ressenti ce que c’est que d’être près du lynchage. Comment est-ce qu’un tel amalgame peut exister? Une amie, spécialiste en communication, m’a expliqué que j’oubliais deux choses: je suis célèbre, en France en tout cas, et je suis un homme blanc. Ma parole, même exprimée dans le feu de l’action, sans une profonde réflexion, a été prise en considération parce que je devenais un «porte-parole de l’homme blanc dominateur». Après ça, j’ai pensé qu’aucune femme ne voudrait plus collaborer avec moi. Or la première proposition a émané de trois scénaristes pour le film d’Emilie Deleuze, «5 hectares», prévu à la fin de l’année. Ces trois femmes, féministes, étaient tout à fait d’accord avec ma prise de position. Après vingt ans de bons et loyaux services, celle de Greenpeace m’a déçu. Selon son directeur, il y avait, à la suite de mes déclarations, un risque de cessation de souscription. Depuis, ma conscience est restée écologiste, mais je ne soutiens plus personne. D’ailleurs, je me tais d’une manière générale.
- Certaines actrices, elles, n’hésitent pas à s’exprimer.
- Fanny Ardent a déclaré: «Roman est mon ami. J’irai jusqu’à l’échafaud avec lui.» C’est noble. Après, elle a été détruite sur les réseaux sociaux avec une violence terrible. Peut-être avait-elle la même inconscience que la mienne. Nous avons vécu à une époque où on pouvait dire ce genre de choses sans se faire couper la tête de façon anonyme.
- Vous parlez clair et vous êtes l’un des rares à déclarer: «Hollywood, je n’en peux plus.»
- Là-bas, tout le monde vous fait de grands sourires au casting. Mais dès que vous avez franchi la porte, ils ne se souviennent plus de vous. La seule question, c’est: allez-vous leur rapporter de l’argent? J’aime bien la realpolitik dans les affaires. On peut dire des choses terribles aux gens, mais au moins, on sait où on en est. Là-bas, on ne sait jamais.
- Dans la galaxie du star-système, vous avez été pressenti pour incarner James Bond après Roger Moore. Cela vous aurait-il plu?
- J’étais à la fois trop jeune et j’étais Français. Pour le mythe 007, c’était un peu invendable. Récemment, j’ai appris que j’avais été parmi les derniers sélectionnés. Cette perspective me plaisait et me terrorisait. Etre une superstar mondiale pouvait être une perte de liberté fondamentale et je n’y étais pas prêt. Finalement, le degré de notoriété que j’ai dans les pays francophones, même depuis «Matrix», est vivable. Je n’envie pas les superstars. Cet entre-soi dans de grands domaines à Beverly Hills, se cacher en permanence, c’est triste. Le seul avantage, c’est un accès aux meilleurs projets. Dans ce cas, il vaut mieux être Brad Pitt, en effet. Mais la richesse ne m’intéresse pas et je n’ai aucune envie d’être propriétaire de cinq maisons.
- Vous avez incarné de Gaulle au cinéma. Quel sentiment éprouvez-vous dans cette France agitée de perpétuels soubresauts?
- C’est compliqué d’être Français en ce moment. Il y a une insatisfaction et une colère, entre nous, permanentes. J’ai souvent envie de vivre ailleurs, simplement pour ne pas être dans cette énergie tendue. Souvent, les images sont exagérées. Sur les chaînes d’info en continu, on a l’impression que c’est la fin du monde. On sait que les six nuits d’insurrection ont eu un impact très profond sur la population et sur le gouvernement. On attend une vraie réaction de la part du président. Elle tarde à venir. La France est quand même un pays riche avec d’énormes avantages. Mais le cliché du Français râleur, toujours insatisfait a la vie dure.
- Est-ce que le mot vacances existe dans votre vocabulaire?
- Je n’en prends pas. Ma vie est assez passionnante et je me repose en trois jours. Je ne supporte pas de mettre autant de carbone dans l’atmosphère pour aller me faire plaisir sur une plage. Il y a de grands voyages que je pourrais organiser en prenant quelques mois et en me déplaçant différemment. Mon graal ce serait d’aller au Pérou, au Chili et en Colombie. Parmi les aventures de Tintin, je choisis donc «Le temple du soleil».
- Votre père avait incarné le capitaine Haddock dans «Tintin et le mystère de la toison d’or». Est-ce le tout premier film que vous avez vu au cinéma?
- Oui, je confirme. J’ai eu très peur. Je suis même sorti de la salle avant la fin en hurlant.