ÉDITORIAL. On avait beau ne rien connaître à la mode, il était impossible de rester indifférent à cet excentrique et à ses affirmations péremptoires. Il se passait quelque chose lors de chacune de ses apparitions, chacune de ses interviews. Et en mettant son mozartien coup de crayon au service des marques les plus populaires, ce pédagogique dictateur du beau avait démocratisé les mystérieux arcanes de l’élégance.
Avec Karl Lagerfeld, c’est beaucoup plus qu’un people, qu’un bon client pour talk-show qui disparaît. Cette silhouette surgie du siècle des Lumières incarnait de manière communicative deux noblesses fondamentales de notre espèce: l’appétit de culture et la liberté de pensée. Monsieur Karl, c’était aussi l’allégorie d’une Europe unie, l’apothéose joyeuse et fertile de la réconciliation franco-allemande, la synthèse parfaite du sérieux et du spirituel, du fondamental et du superflu.
Il a tenu à disparaître sans flonflon ni roulement de tambour, signe supplémentaire de la sûreté de son goût et de la modestie de son narcissisme. Il n’empêche que son bienveillant terrorisme esthétique et son exquise méchanceté laissent déjà un vide vertigineux.
La place est désormais libre pour les hordes d’influenceuses et influenceurs incultes et leurs blogs truffés de fautes d’orthographe, pour les ressasseurs de clichés, les abonnés de la bien-pensance et les indignés professionnels. Comme disait ce dernier samouraï du génie et du goût européens: «Dans le temps, les gens savaient être graves et légers, sérieux et amusants à la fois. Les choses ont bien changé.» On peut craindre aussi qu’un autre de ses innombrables aphorismes cultes se vérifie toujours plus cruellement: «Les époques ont le mauvais goût qu’elles méritent.»
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Tellement coutumier des phrases à l'emporte-pièce tantôt énigmatiques, tantôt assassines, que les formules balancées par Karl Lagerfeld ont pris le sobriquet de «karlisms»*. Florilège.
«Mes lunettes noires sont ma burqa»
«S'IL Y A BIEN UNE CHOSE QUI EST à 3 KILOMÈTRES DE MOI, C'EST LES POLITIQUEMENT CORRECT»
«être enterré, quelle horreur. Plutôt mourir»
«LA MODE N'EST NI MORALE, NI AMORALE, MAIS ELLE EST FAITE POUR REMONTER LE MORAL»
«Choupette est le centre de mon monde. C'est une sorte de Greta Garbo. Son élégance m'inspire»
«JE VEUX BIEN ÊTRE GENTIL, MAIS IL NE FAUT PAS QUE ÇA SE VOIE...»
«Qu’est-ce que c’est que cette façon obsessionnelle de vouloir toujours être collé à des gens? La solitude, c’est le plus grand luxe»
«LES ÉPOQUES ONT LE MAUVAIS GOÛT QU'ELLES MÉRITENT»
«La mode comme art, c’est n’importe quoi! Dessiner des vêtements, c’est un travail d’ouvrier: je suis un ouvrier!»
«CE N'EST PAS QUE JE ME TROUVE BON, MAIS ÇA POURRAIT ÊTRE PIRE»
«Je n’aime pas avoir des gens chez moi. Ils peuvent venir, mais le soir venu, ils doivent repartir. Je déteste la promiscuité»
«JE N'AI RIEN À TRANSMETTRE, JE SUIS ENTIÈREMENT BIDON»
«Il y a des femmes qui portent des soutiens-gorge, eh bien, moi, je porte des lunettes noires»
«LES GENS NORMAUX PENSENT QUE JE SUIS CINGLÉ»
«Si je sais combien j’ai sur mon compte bancaire? Mais c’est une question de pauvre, ça!»
«JE N'ÉCRIRAI JAMAIS MES MÉMOIRES. PARCE QUE JE N'AI RIEN À DIRE»
«La vraie injustice sociale, c’est la jeunesse. Ce petit club dont on n’est jamais membre à vie»
«LES LIVRES SONT UNE DROGUE DURE DONT ON NE RISQUE PAS L'OVERDOSE»
«Que les gens montrent leur cul ne me gêne pas. Qu’ils exposent leurs sentiments, cela me choque»
* Les «karlisms» ci-dessus sont tirés du livre «Le monde selon Karl», par Karl Lagerfeld, Jean-Christophe Napias et Sandrine Gulbenkian, 160 pages, éd. Flammarion.