L’homme est un phénomène. Très sensible à la beauté, Andreas Caminada compose ses plats avec un tel soin qu’il en fait des œuvres d’art. De la serviette à la chaise, ses établissements témoignent d’un goût achevé. Le cuisinier vedette dévoile les éléments de son empire discrètement, un à un. En plus du Schloss Schauenstein, gratifié depuis 2020 de trois étoiles Michelin et de 19 points GaultMillau, et des restaurants Igniv de Bad Ragaz, Bangkok, Saint-Moritz et Zurich, la Casa Caminada de Fürstenau (GR) séduit par sa cuisine du terroir. Une boulangerie, le magasin à la ferme et un vaste jardin potager se situent à un jet de pierre de là. L’infatigable créateur ouvre maintenant dans l’ancien relais de diligences un restaurant végétarien de classe étoilée. Et il présente, fleurant encore l’encre fraîche de l’imprimerie, son magazine lifestyle sobrement intitulé Caminada. Das Magazin.
- Andreas Caminada, vous tirez de votre chapeau une surprise après l’autre. En tant que chef de cinq restaurants, vous pourriez vous calmer un peu.
- Andreas Caminada: Impossible. Je suis un hyperactif. J’ai toujours voulu faire ce que les autres ne faisaient pas. En romanche, Oz signifie «aujourd’hui». Je voulais l’inaugurer l’an dernier déjà, mais la pandémie s’est interposée. C’est une sorte d’élégante salle à manger de dix places autour d’un comptoir. Le chef Timo Fritsche y apprêtera sous les yeux des clients ce que nous récoltons au jardin. Pour ce qui est du magazine, ça m’a toujours beaucoup intéressé, sa conception m’a procuré un plaisir inouï. J’avais déjà édité une revue, naguère, mais quand on est indépendant, c’est compliqué. Mon magazine décline tout ce qui me remplit de bonheur: des recettes, mes amis dans la cuisine de haut niveau, le design, l’art, la culture et, bien sûr, les voyages.
- Au fond, alors que vous décorez vos assiettes à la pincette, vous maniez la louche pour récolter de la pub pour votre magazine.
- Les coopérations avec de grandes marques m’aident, moi, le cuistot de province, à devenir plus connu et à investir dans de nouveaux projets. Rien qu’à Fürstenau nous employons 65 personnes. Sans réserves financières, nous n’aurions pas pu surmonter la crise sanitaire avec une relative sérénité. Et j’épargne pour notre prévoyance vieillesse, afin qu’un jour j’aie le privilège de cuisiner, pas l’obligation.
- Paul Bocuse a dit un jour: «Aujourd’hui, je ne cuisine plus. Je bois du champagne et compte mes sous.»
- Ce n’est pas mon cas. Bien sûr que nous travaillons aussi pour atteindre un certain niveau de vie. Mais nous ne vivons pas dans le luxe. Ma motivation est de créer de la beauté.
- Schauenstein ressemble un peu au château d’opérette d’un roi vers lequel affluent les gourmets gourmands du monde entier.
- Je ne me prends à coup sûr pas pour un roi. En le voyant pour la première fois il y a dix-huit ans, je me suis tout de suite amouraché de ce lieu magique. Cette énergie, cette sérénité, ces murs antiques…
- Vous avez un odorat très affûté, comment l’exercez-vous?
- Quand on est cuisinier, on est sans cesse entouré de produits et de leurs senteurs. J’ai une mémoire exceptionnelle des odeurs, même de celles que je n’ai senties qu’une fois. Lorsque j’étais à Madrid pour mon magazine, nous avons rendu visite au chef triplement étoilé Dabiz Muñoz dans son bar StreetXO. Il m’a servi un cocktail avec une huître. Je n’aime pas les huîtres. Comme le cocktail était relevé de galanga et de lait de coco, je craignais qu’il ne soit trop doux. Or il y avait là une acidité élégante et quelque chose de piquant comme le gingembre. C’était raffiné, tout simplement grandiose!
- Quel souvenir cela a-t-il évoqué en vous?
- Celui d’un tom kha kai.
- Quoi, votre cocktail à l’huître vous a fait penser à une soupe thaïlandaise?
- (Il rit.) Un fantastique curry m’expédie instantanément en Orient. Le palais fait voyager. Même le citron sait faire ça: un peu d’acidité suffit à faire planer dans une autre dimension.
- Vous ne tolérez pas le relâchement. Ni chez les autres ni chez vous.
- Je suis toujours en train de mettre de l’ordre et je veux que nos collaborateurs aient cette même obsession du détail. Je ne suis pas né comme ça, cela provient de la nécessité d’exaucer les attentes des clients. Je suis le shérif qui peste et gronde tout le temps. Il faut bien que quelqu’un le fasse et, en l’occurrence, c’est moi. Mais mon épouse, Sarah, qui est chargée de nos finances, des contrats et de la fondation Uccelin, dirait que je suis un procrastinateur phénoménal parce qu’il y a parfois des choses que je ne règle pas, je les repousse au lendemain.
- Vous mettez-vous parfois en colère?
- Sarah trouve que je suis lunatique. Je ne sais pas…
- Avec tout ce travail, trouvez-vous encore du temps pour vous en tant que couple?
- Nous devons le prendre. Lundi et mardi, quand le Schauenstein est fermé, nous essayons d’éviter les contraintes. Nous sommes stricts: «Pourquoi prends-tu ce rendez-vous, c’est notre journée à nous!» La semaine dernière, nous mangions à Vaduz chez le chef Hubertus Real. Ou alors on va se balader, faire une promenade avec notre bouvier appenzellois, Ferdinand.
- En tant que père, êtes-vous aussi strict avec vos deux garçons que vous l’êtes avec vous-même?
- Je voudrais leur enseigner qu’il faut prendre les événements à bras-le-corps. Les briques de Lego ne poussent pas sur les arbres. Mais ils sont très actifs et parfois je dois aussi les freiner. Je ne peux pas les faire entrer à la cuisine quand la brigade travaille, mais parfois ils y créent un énorme foutoir. Récemment, notre maître d’hôtel a proposé au petit de 5 ans de venir travailler avec lui. Eh bien dès l’aube, douché et mort de trouille, il nous a demandé quels habits il devait mettre pour aider Marco au service. Je lui ai dit: «Détends-toi, le service ne commence que le soir.» Finalement, nous lui avons enfilé une élégante petite veste et il a distribué la carte des vins aux clients tout en leur souhaitant une agréable soirée. Au bout d’une heure, il était crevé mais au septième ciel. Pendant ce temps, son frère Finn donnait un coup de main en cuisine. S’ils en ont vraiment envie, ils peuvent participer.