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Emissions télévisées 

«La téléréalité, c’est du business et ce n’est que ça!»

Le 26 avril 2001, M6 lançait «Loft Story» avec Benjamin Castaldi. La première émission de téléréalité française allait bousculer les codes du petit écran et siphonner le marché publicitaire suisse. Plongée dans la mécanique d’un système à l’efficacité redoutable.

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Téléréalité

Apparues il y a une vingtaine d'années, les émissions de téléréalité ont chamboulé le paysage médiatique francophone. 

Amina Belkasmi

«Lors de ma première rencontre avec M6, on m’a vendu Loft Story en me parlant très sérieusement d’une grande expérience sociétale. Je ne savais pas que la moitié des animateurs de Paris avaient refusé avant moi. A 31 ans, sans savoir où je mettais les pieds, j’ai découvert, au Festival de télévision de Monte-Carlo, Big Brother, la version originelle, créée par Endemol en 1997. Avec les corps bodybuildés et les poitrines opulentes des candidats, il s’agissait, entre séduction et scènes de massage, de former un couple idéal.»

Vingt ans plus tard, au bout du fil, Benjamin Castaldi s’amuse de sa candeur passée. Il est l’animateur historique du premier programme français de téléréalité qui allait démarrer le 26 avril 2001, lancé par Alexia Laroche-Joubert, une toute jeune figure du petit écran devenue, en vingt ans, l’une des plus puissantes du paysage audiovisuel français. «En découvrant la réalité de cette télé-là, j’ai appelé Michel Drucker, avec lequel j’avais démarré à 23 ans, ajoute Castaldi. Il m’a conseillé de faire une saison, avant de m’aiguiller vers son frère, le créateur de M6. Et Jean Drucker m’a rassuré: «Reste. La chaîne mise tout là-dessus. Il y aura un avant et un après Loft. Et ça va changer ta vie.» C’était mon premier prime time et j’ai été catapulté dans le plus gros phénomène télévisé du début du XXIe siècle.»

A l’époque, Castaldi animait aussi un rendez-vous littéraire matinal sur Europe 1. «Je me levais vers 4 h 30 du matin. Je présentais un livre par jour. Entre Françoise Giroud et Loana, j’allais faire le grand écart.» Le premier soir de Loft Story, en direct, il afficha une mine grave. «J’ai demandé au public de ne pas applaudir. J’ai fait un long monologue dans une ambiance de mort. Au bout de quatre jours, j’ai compris que tout ça allait être de la rigolade.» La petite chaîne, comme on l’appelait alors, réactive et novatrice, avait saisi avant tout le monde le changement des codes narratifs. La télé entrait dans une ère nouvelle, décomplexée pour les avant-gardistes autoproclamés, racoleuse et inepte pour les autres, mais surtout commerciale.

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Koh-Lanta

«Les aventuriers de Koh-Lanta» en août 2001 (grande photo, ici en 2020 Teheiura Techni et Claude Dartois). 

TF1

«La base même du concept de téléréalité, c’est l’enfermement et la transparence: les candidats sont filmés du matin au soir entre les quatre murs d’une maison. Ils sont éliminés au fur et à mesure par les téléspectateurs», résume, à Paris, François Jost, sémiologue et professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’Université Sorbonne-Nouvelle. C’est Endemol, contraction des noms de ses patrons néerlandais – Joop van den Ende et John de Mol –, qui en posa les bases. Elle s’inspira, pour baptiser son premier programme Big Brother, de l’omniprésent surveillant d’un régime totalitaire, la figure du roman de George Orwell 1984.

Alexandra

En mai 2003, M6 lancera «Bachelor, le gentleman célibataire», que la Genevoise Alexandra Coulet gagnera en 2003.

DR

«Loft Story n’a pas été une révolution, mais une évolution logique, ajoute François Jost. La télé française s’était déjà aventurée sur le terrain du déballage intime lorsque Pascale Breugnot, la papesse du reality show, précurseur de la téléréalité, avait lancé Psy Show en 1983 et L’amour en danger en 1990.» Avec ses productions franchisées et coûteuses – 10 millions par saison –, Endemol a essaimé partout dans le monde, imposant ses formats dans 70 pays et laissant la liberté de les épicer librement selon les sensibilités culturelles. «En France, mis à part le maillot de bain ou un baiser, il n’y a pas eu de scène de nu, pas de sadisme ou de violence physique comme au Japon ou en Russie. C’était plutôt bon enfant», constate François Jost. La fameuse scène dans la piscine fera dire à Laroche-Joubert: «Quand Loana et Jean-Edouard ont fait l’amour, je me suis avant tout demandé comment on allait faire pour nettoyer le bassin.»

Piscine

L’arrivée de «Loft Story» sur M6, le 26 avril 2001, dont une séquence torride de Loana dans la piscine (en haut à g.), et son immense succès vont forcer TF1 à réagir.

youtube

C’est là que débarquent, sur le tapis rouge, valise à la main, les nouveaux gladiateurs du quotidien. Douze célibataires, dûment sélectionnés par des psychiatres, dit-on, et choisis parmi 12 000 dossiers. Ils sont arrivés à bord de limousines jusqu’au plateau de la Seine-Saint-Denis transformé en une villa meublée Ikea de 250 m2. Ces parfaits inconnus, défrayés 2500 francs par mois, n’avaient pas de contrat de travail. Leurs revendications tardives, filmées pendant la saison 1, furent coupées au montage. Loana, Jean-Edouard, Steevie, Laure, Kenza et Aziz allaient devenir, au fil des jours, les figures familières d’un show dont tout le monde parlait au bureau, à l’école ou à la maison. «Dès la deuxième saison, les candidats ont compris qu’ils allaient pouvoir monnayer leur image», observe Castaldi. ​​​​​​

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Personne n’a échappé aux premiers effluves de ce que l’on nomma, parfois en se bouchant le nez, la télé-poubelle. A lui seul, Le Monde fit trois unes sur le phénomène. C’était, bien avant les réseaux sociaux que le phénomène préfigurait, l’avènement de vedettes dont le seul mérite était d’être «connues pour être connues». Il suffisait, pour cela, d’imprimer sur la rétine d’un public supposément voyeur les visages et les silhouettes de candidats forcément exhibitionnistes et en quête de gloire. Etaient-ils le reflet de la société française, comme on a voulu le laisser croire afin de lester ce jeu d’une caution sociologique? «Non, et une étude l’a démontré, souligne François Jost. En prétendant montrer de «vraies gens», dans un mouvement de rejet des élites, on exposait un panel d’individus stéréotypés, plutôt représentatifs des figures que l’on voyait dans la publicité.» ​​​

Afin de parfaire la tyrannie de la transparence, il y avait, au sein du loft, un confessionnal. Là, on ne pensait plus, on ressentait, seul, face caméra. Rires, larmes ou colère: le confinement provoquait et exacerbait les émotions. Plus tard, ces codes allaient se retrouver dans les interviews télé, des JT aux magazines d’info. Et la réalité? «La production ne filmait pas en temps réel. Elle construisait un récit au montage», ajoute le sémiologue. On assista à une sorte de version enhardie d’Hélène et les garçons sans scénario, comme ce fut le cas pour Secret Story.​

Mais autre chose se jouait: la perception de soi. «Les candidats se sont mépris sur ce qui leur arrivait», observe François Jost. La production jurait qu’ils étaient encadrés et suivis par des psychologues. Or le retour au réel – avec gardes du corps pendant quinze jours seulement – démontra les limites et les dangers de l’exercice. Leur notoriété, aussi soudaine qu’éphémère, engendra des réactions violentes à leur égard. «J’ai vécu l’amour et la haine de façon extrême», dira Kenza. Elle reçut des vivats et des crachats. La gloire promise fut parfois un enfer. On pense à Loana, bien qu’elle dédouane Loft Story. «Elle est un effet collatéral du show. Ce système fait des gagnants et des perdants. La téléréalité est un ascenseur social à condition de savoir en profiter. C’est toute la différence entre elle et Nabilla», souligne Castaldi.

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Au Festival de Cannes, les premiers expulsés firent sensation. Ils entraient dans une mécanique glorificatrice mais factice. Ils avaient des fans et s’affichaient dans les magazines. Le 5 juillet, lors de la finale, il régnait une euphorie électrisante sans réelle signification. On célébrait la vacuité de l’ego triomphant.

En votant par SMS, le téléspectateur, lui, allait participer et payer. C’était les débuts des portables, d’une nouvelle captivité entre l’écran de télé et celui du téléphone, à laquelle s’ajoutait l’effet démultiplicateur du Net en plein essor. Loft Story y était diffusé en continu. A travers ces figures «jetables» que l’on pensait regarder par le trou de la serrure, on s’adressait au consommateur selon la formule qu’immortalisa, en 2004, le PDG du groupe TF1, Patrick Le Lay: «Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible.»

Désormais, chacun pouvait se reconnaître devant sa télé-miroir, aimer celle-ci ou détester celui-là. Le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) s’en préoccupa. M6 changea son fusil d’épaule: il ne s’agissait plus d’éliminer un candidat en votant contre lui, mais de dire qui resterait dans le loft, afin de ne pas basculer dans une logique d’exclusion. A l’intérieur, les confinés intriguaient et désignaient ceux qui allaient quitter les lieux. «La téléréalité préfigurait le bashing actuel. A travers les engueulades, on jouissait du malheur des autres. On les jugeait et on les notait constamment», observe François Jost. L’alcool coulait à flots; tout était réuni pour produire des étincelles. «On s’approche des expériences en psychologie sociale. Ce que vivaient les candidats était plus tendu que ce qui était diffusé. La production édulcorait au montage.»

Star Academy Saison 1

«Star Academy» en octobre 2001, remportée par Jenifer.

TF1

De son côté, TF1, qui avait juré de ne jamais entrer dans ce grand bazar, se ravisa. Castaldi s’en souvient: «Nous réunissions 7 millions de téléspectateurs par jour. La France s’arrêtait à 19 heures. C’était du jamais-vu. Le Loft écrasait TF1 et Lagaf’.» Il y eut une deuxième saison, mais pas plus. Le contrat d’Endemol partit pour une somme record chez TF1. «Ils ont déboursé 2,5 milliards d’euros pour en avoir l’exclusivité», commente l’animateur. Avant qu’il ne poursuive sa carrière sur la première chaîne avec Secret Story dès 2007, celle-ci lança Les aventuriers de Koh-Lanta, et Star Academy. Pirouette de l’histoire, Simon Castaldi, 20 ans, le fils de «Benji», participe désormais à l’émission Les princes et les princesses de l’amour. «Ses études en sport ont été freinées par la pandémie. Pour lui, c’est l’occasion de se faire connaître et de gagner de l’argent. La téléréalité, c’est du business et ce n’est que ça.»

Animateur

Seul animateur français à avoir accepté de présenter «Loft Story» en 2001, il sera propulsé à 31 ans, sur M6, comme la vedette la plus regardée, avec entre 5 et 7 millions de téléspectateurs au quotidien, face à TF1 et au jeu de Lagaf’. Du jamais-vu à cette heure-là.

Remi Benali/Gamma-Rapho/Getty Im

Dans ce domaine, les chaînes alémaniques et romandes allaient y laisser des plumes. M6, forte de ses audiences, disposait avec le Loft du cheval de Troie idéal pour pénétrer le marché publicitaire suisse et lui ouvrir ses fenêtres. «La téléréalité fut mon tout premier dossier lors de mon arrivée à la direction de la TSR, en mars 2001», se souvient Gilles Marchand, patron de la SSR. Il attaqua M6 en justice pour concurrence publicitaire déloyale, gagna dans un premier temps, mais perdit lorsqu’elle fit recours. Et TF1 s’engouffra dans la brèche. «C’était, avait tranché le Tribunal fédéral, au pays émetteur de réguler ses programmes, pas à celui qui les recevait.» Depuis, la perte publicitaire annuelle s’élève, en Suisse, à 330 millions de francs. «Cet argent ponctionné chez nous repart financer les chaînes françaises et allemandes, sans être réinvesti dans la création de valeur en Suisse. Cela reste un problème majeur depuis vingt ans, qui pénalise toute la production nationale.»

Pourtant, en matière d’expérience d’enfermement filmé, la TSR fut une pionnière dès 1984. «Dans le documentaire Au cœur du racisme d’Yvan Dalain, racistes et victimes du racisme furent réunis pendant quatre jours dans un refuge jurassien pour confronter leur ressenti. Il en résulta un vrai débat de société.» De téléréalité, la RTS ne voulut point. «Nous avons dit oui à la télévision du réel avec de nombreux nouveaux formats, celle qui permet de raconter la vie, pas à celle du voyeurisme et de l’humiliation.» Et si l’on se projetait dans vingt ans? «On peut espérer le meilleur et craindre le pire, comme la manipulation totale à des fins commerciales ou politiques.»

Par Didier Dana publié le 8 avril 2021 - 09:13