Ils sont six jeunes trentenaires à attendre à l’entrée de la passerelle de 343 mètres de long suspendue au-dessus de la Sarine, celle du viaduc de Grandfey. C’est dans ce lieu emblématique du canton de Fribourg, une prouesse architecturale à la lisière des deux zones linguistiques, qu’ils ont choisi de poser pour le concours Digital Valley 2021. Au-dessus de nos têtes, le train traverse les eaux de la rivière pour relier les Alémaniques et les Romands. Faire des ponts, voilà la parfaite métaphore derrière le projet Kariyon, qui en patois désigne les petites sonnettes sur les portes des anciennes boutiques. Patrimoine et nouvelle technologie, c’est le combo derrière la start-up Local Impact, qui, à l’aube de la pandémie, a mis au point une plateforme web de vente de bons solidaires.
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Un peu plus d’un an après la mise en ligne, les chiffres parlent d’eux-mêmes. C’est une véritable success-story socioéconomique. «L’action Kariyon a généré en tout 45 millions de francs, avec 87% des bons utilisés», calcule Jérôme Guéry, 33 ans, cofondateur et administrateur de Local Impact. Pour soutenir les commerces locaux, environ 15% de la population à l’échelle cantonale a commandé un de leurs codes QR (bons digitaux) via leur plateforme. Salons de coiffure, restaurants, épiceries, librairies, les Fribourgeois et Fribourgeoises ont l’embarras du choix parmi les services intégrés à cette carte cadeau. Aujourd’hui, plus de 2000 commerces se sont inscrits sur le site internet. Des établissements qui touchent l’ensemble du territoire, de la Gruyère à la Broye, en passant par la Singine.
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Fédérer. C’est l’une des missions de Kariyon, qui a choisi de mettre en avant les richesses artisanale et commerciale de sa région. Les faîtières, les entreprises, le monde associatif et l’Etat se sont joints à cette action solidaire. «Ce concept a su aussi créer des liens entre les parties francophone et germanophone. Cela a permis aux gens de découvrir d’autres magasins à côté de chez eux», raconte Carmen Vonlanthen, gérante du salon de coiffure et beauté Vonlanthen à Düdingen/Guin. Elle souligne qu’en décembre 2020 80% des personnes qui ont poussé la porte de son établissement avaient dans leur smartphone un bon Kariyon. En 2021, 50% de sa clientèle a ainsi pu être renouvelée.
Une information qui ravit les têtes pensantes derrière ce projet, dont la première volonté était de donner «un coup de main rapide» à des PME en crise. Oliver Price, cofondateur de Local Impact, se souvient encore de ce 13 mars 2020. Le Conseil fédéral annonçait le premier confinement. Choc et désarroi. Avec Eléonore, sa femme web designer, il décide d’agir et monte en une nuit un site internet pour soutenir les commerçants qui doivent malheureusement fermer boutique. «Certains artisans n’avaient aucune présence en ligne. Ils étaient tout d’un coup invisibles. Il fallait les aider à conserver le contact avec leur clientèle», se souvient l’entrepreneur de 33 ans. Rapidement, la Jeune Chambre internationale de Fribourg les suit dans l’aventure. Et face à l’ampleur du phénomène, qui reçoit un écho très positif, le couple s’entoure d’une équipe aux multiples talents: communicateur, développeur, manager. Kariyon – et ses bons cadeaux avec une réduction de 10 à 20% du montant acheté – naît officiellement en juillet 2020.
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Peu après, François Baumann, propriétaire de trois hôtels-restaurants, dont Le Sauvage et l’Auberge aux 4 vents à Fribourg, leur accorde sa confiance. «C’était une idée saine partie d’une impulsion désintéressée. Elle a convaincu tout le monde, les commerces, les consommateurs et même l’Etat, ce qui était plutôt rassurant.» Le canton a en effet injecté 6 millions de francs pour soutenir leur développement et rebooster l’économie fribourgeoise. Quant à l’expérience digitale pour les utilisateurs, elle a été pensée pour leur faciliter la vie: encaissement des bons, suivi des versements, historique des transactions, etc. «La gestion du côté des commerçants est efficace et l’inscription se fait en moins de trois minutes», explique François Baumann, en comparant la lourdeur administrative d’autres formes de soutien.
Petit à petit, Kariyon s’est un peu dressé, comme David, pour contrer les géants internationaux du type Amazon, Goliath. «C’est quand même mieux de recevoir une newsletter de son boucher plutôt que d’Alibaba, non?» sourit Jérôme Guéry, en abordant les développements futurs, notamment un canal de communication personnalisé entre les artisans et leurs clients. Après les bons solidaires, Kariyon souhaite s’attaquer à d’autres initiatives comme les «portraits digitaux» de ses membres. «On veut les accompagner dans leur parcours numérique afin qu’ils soient mieux référencés sur Google», précise-t-il. Autre nouveauté, ils mettent au point une carte de fidélité avec un système de pot commun. «En remplissant la jauge d’un des commerçants, tu remplis celle des autres.»
L’avantage, c’est que, en ayant codé leur plateforme sur mesure, ils peuvent l’adapter à toutes les évolutions. A ce jour, Fribourg, avec sa solution numérique de bons solidaires, a déjà inspiré d’autres régions, notamment les municipalités de Carouge et de Nyon. «On souhaite partager notre savoir-faire», finit Oliver Price. Pour fêter son premier anniversaire, Kariyon s’est associé à Almighty Tree, autre start-up innovante qui replante des arbres en ville. Ils veulent faire du bien non seulement à l’économie de leur canton, mais aussi à son environnement.
«Le mariage entre digitalisation et commerces traditionnels»
La conseillère aux Etats du canton de Fribourg Johanna Gapany revient sur les points forts de Kariyon.
- Pourquoi le jury a-t-il sélectionné le projet Kariyon?
- Johanna Gapany: D’abord, le savoir-faire. La création rapide et efficace de Kariyon a mis en évidence des ingrédients essentiels au développement digital du canton de Fribourg, notamment par la présence de compétences, d’idées et de cette capacité à rassembler.
- Quelles opportunités offre ce type de plateforme numérique à votre région?
- Ce type de plateforme permet de mettre en avant deux grandes forces de notre canton: d’une part, le savoir-faire des commerçants fribourgeois qui font vivre nos villes et nos campagnes; d’autre part, la volonté d’évoluer et d’inscrire ce savoir dans l’avenir, sans renier d’où l’on vient. Cette plateforme, c’est le pont entre la technologie et le commerce traditionnel et c’est la preuve qu’on peut parfaitement allier l’un et l’autre.
- L’implication de la population locale est-elle essentielle?
- Absolument. Au travers de sa participation, la population a donné tout son sens à cette application et a confirmé que ce service était utile.
- Quels enseignements les autres régions peuvent-elles tirer du concept fribourgeois?
- Que digitalisation et commerces traditionnels se marient parfaitement bien. Mieux encore, la digitalisation permet de mettre en valeur le savoir-faire et de communiquer largement sur l’offre régionale.