Au commencement de la série Sacha, il y a Nicole Castioni. La sémillante sexagénaire a vécu mille vies. Juge assesseur au Tribunal criminel de Genève, ex-députée au parlement genevois, écrivaine, scénariste, militante et ancienne prostituée. De ces cinq années sur le pavé parisien, elle en a fait un livre, Le soleil au bout de la nuit (Albin Michel, 1998), où elle raconte sans fard les années de prostitution, la drogue et l’emprise exercée par son proxénète. Elle y esquisse aussi les abus sexuels dont elle a été victime, sans les nommer. Comment mettre des mots sur l’indicible? Avec pudeur, elle confie: «J’ai été victime d’amnésie psychique. Il m’a fallu des années de psychothérapie pour parvenir à comprendre ce qui m’était arrivé. Pour réussir à prononcer ce mot: inceste.»
A l’occasion de la promotion de son livre, en 1998, elle fait la rencontre de Léa Fazer, alors autrice et metteuse en scène genevoise, exilée à Paris. L’entente est immédiate, les deux femmes trouvent des points d’accroche dans les parcours de vie de l’une et de l’autre. Elles présentent une adaptation, inspirée de l’autobiographie de Nicole, à une chaîne de télévision française. «Un scénario dans lequel nous insistions sur le lien que Nicole établit entre ce qu’elle avait vécu enfant et ses années de prostitution», se remémore la réalisatrice, avant de poursuivre: «Notre interlocuteur nous a demandé d’écarter «cette histoire d’inceste». Il en était hors de question, j’ai préféré renoncer au projet.»
Il y a cinq ans, Nicole Castioni revient à la charge. Elle s’est attelée à l’écriture d’une nouvelle version du script en compagnie du scénariste Flavien Rochette. «Ils sont arrivés avec un pitch génial: lors d’une instruction, la procureure Anne Dupraz tombe nez à nez avec son ancien proxénète. En entrecroisant récit autobiographique et enquête policière, ils avaient trouvé la solution!» s’exclame-t-elle.
Les deux femmes partent à la recherche d’une maison de production. Sur leur route, une autre femme, la productrice romande Pauline Gygax, et son partenaire Max Karli. Une rencontre déterminante, tout s’accélère, le projet prend forme. Le duo à la tête de Rita Productions, qui a entre autres emmené le film d’animation Ma vie de Courgette jusqu’aux Oscars, ne redoute pas les défis. Au contraire. «Nous avons été approchés par Léa et Nicole avant la vague #MeToo, dans un contexte très différent de celui d’aujourd’hui. Mais nous n’avons pas hésité. C’est ce genre de démarche et de courage que nous avons envie d’accompagner et de soutenir», explique la productrice, qui vient de reprendre les rênes du bachelor cinéma de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL).
>> Lire aussi: «Le silence ne profite qu’aux bourreaux, pas aux victimes d'inceste»
Arte et la Radio Télévision Suisse (RTS) entrent dans la danse en tant que coproducteurs avec, à la tête du département fiction de la RTS, encore une femme, Françoise Mayor. «Elle n’a jamais été dupe de la difficulté de la proposition», partage Pauline Gygax. Et Max Karli de renchérir: «La RTS a eu le courage d’empoigner ce sujet sensible. De dire: «On en parle.» Il ne faut pas se mentir; l’inceste, les violences sexuelles sur les enfants, c’est là, c’est parmi nous. Ils ne sont pas le fait de «monstres», comme l’a très justement dit l’actrice française Adèle Haenel. Ce sont nos pères, nos frères, nos amis, notre entourage. A mon sens, c’est aussi une mission du service public que de rendre compte de cette réalité.»
Service public rime avec grand public, il a fallu donc «faire fiction»de la vie haute en couleur de Nicole Castioni, en prenant soin de ne pas trahir sa parole. Izabela Rieben, productrice éditoriale à la RTS, revient sur ce processus. «Il a fallu resserrer la trame, trouver le bon dosage pour rester dans l’univers de Nicole, mais aussi pour proposer une série capable de toucher une large audience. Il nous tenait à cœur de ramener le récit au présent. De l’inscrire dans un genre bien défini, celui du thriller psychologique, avec ses codes et ses retournements de situation. Nous voulions proposer une série haletante et addictive.» Pauline Gygax précise: «La trame de l’enquête policière permettait aux quatre auteurs (Léa Fazer, Nicole Castioni, Flavien Rochette et Mathilde Henzelin) de se décoller du réel et de rendre l’histoire la plus universelle possible. Ce n’est pas la vie de Nicole que l’on voit à l’écran, mais l’histoire d’une femme qui se libère d’une emprise et qui se reconstruit après des traumas.»
Restait une question. Qui pour incarner le destin de Nicole Castioni à l’écran? Le choix s’est rapidement porté sur l’actrice française Sophie Broustal. Une décision judicieuse tant la présence de la quinquagénaire, qui vient d’être naturalisée Suissesse, irradie l’écran. «Sophie avait passé des essais pour un autre rôle, mais dès que je l’ai vue à l’œuvre, j’ai su qu’on tenait notre personnage principal», commente la réalisatrice aux commandes de cette série de six épisodes. «C’est de l’ordre de l’inexplicable, elle ne ressemble pas physiquement à Nicole. Mais on retrouve chez elle ce mélange de force et de fragilité. Elle est d’une très grande beauté, un peu abîmée. Elle s’est emparée du rôle d’une façon stupéfiante.»
Comment la principale intéressée a-t-elle appréhendé ce rôle difficile? « J’ai bien évidemment effectué des recherches en amont sur la prostitution, le proxénétisme et l’inceste. Il fallait que je me sente légitime à jouer le rôle de Nicole. Puis, je l’ai rencontrée. Je lui ai posé les questions les plus crues. En conversant, on s’est rendues compte qu’on avait des similitudes dans notre parcours. J’ai aussi fait des mauvaises rencontres mais j’ai eu la chance d’être protégée par une bonne étoile. J’ai préparé ce rôle avec ça, avec toutes les tragédies qui auraient pu m’arriver.» Une expérience intense pour l’actrice qui confie s’être «empoisonné le corps»: «Je suis souvent tombée malade, je dormais peu. D’une certaine façon, je digérais ces textes difficiles. J’ai pu m’abandonner car j’avais une confiance absolue en Léa, en sa démarche et son travail. C’est une femme merveilleuse!» Pauline Gygax ne tarit pas d’éloges sur la prestation délivrée par Sophie Broustal: «C’est une comédienne exceptionnelle. La vie passe dans ses yeux. Si on doit réduire la série à une image, c’est celle de son visage. Aussi, elle rejoint complètement ce qu’on essaie de raconter dans la série. C’est une femme qui avait un avenir très prometteur et qui, par les hasards de la vie, structurels et sociétaux, a été un peu invisibilisée et n’a pas eu la carrière qu’elle méritait.»
On l’aura compris, la série est ambitieuse et aborde avec délicatesse des enjeux sociétaux et politiques contemporains avec l’espoir de faire bouger, un peu, les lignes. De provoquer le débat et la réflexion. De lever des tabous et de libérer les paroles, comme le confirme, émue, Nicole Castioni. «Prendre la parole, raconter l’inceste, c’est aussi une façon de donner aux autres. De leur dire qu’ils ne sont pas seuls, qu’il ne faut pas avoir honte.» Un récit bouleversant porté par des femmes puissantes.
>> «Sacha», une série de six épisodes, à découvrir sur RTS Un, le 11 novembre.