«Le 21 juillet 1969, le jour où Neil Armstrong a foulé le sol lunaire, j’ai 6 mois. Mes parents m’ont installé dans mon landau, déposé devant le téléviseur. En grandissant, les chiffres du compte à rebours avant le décollage de la fusée m’ont fasciné. Et, au fil du temps, je me suis demandé qui étaient ces hommes dans leurs combinaisons? On sait tout de Christophe Colomb mais si peu de ces héros de l’espace. Mon métier, ma passion et la confiance tissée pendant des années m’ont permis de réaliser un rêve: rencontrer celui que l’on surnommait «l’homme invisible». Le premier homme à avoir marché sur la Lune.
Après mes études d’ingénieur, je suis devenu commandant de bord long-courrier chez Swiss. En 2009, profitant d’une escale à Miami et d’une fête à l’occasion des 40 ans des missions Apollo 11 et 12, j’allais enfin pouvoir l’approcher.
Je fus surpris de le voir arriver entouré de gardes du corps. Il était isolé, assis à une table, l’air un peu hagard. Tout autour, les gens s’amusaient. Cinq mètres me séparaient de lui. Nos regards se sont croisés, longuement. J’ai été impressionné par la profondeur de ses yeux bleus. Je ressentais la tendresse qui se dégageait de cet homme, mais cela allait rester une histoire sans paroles, il était impossible de lui parler. Sans doute ne le reverrai-je jamais.
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Les années ont passé et j’ai acquis une peinture de l’astronaute Alan Bean (Apollo 12) représentant celui qui fit «un bond de géant pour l’humanité». Profitant d’un nouvel événement commémoratif en présence des marcheurs lunaires, je dis à Alan: «J’ai acheté la toile sur laquelle figure Armstrong. Pourrais-tu me le présenter?» Et là, miracle, je me suis retrouvé tout seul avec eux. J’ai été immédiatement frappé par l’extrême bienveillance de Neil Armstrong. Il parlait très lentement, mettant des silences entre ses mots. C’est lui qui posait les questions, semblant gêné d’avoir été ce «premier homme sur la Lune». J’ai eu le sentiment d’être en contact avec un prêtre, un confesseur ou un psychologue. Un être extrêmement charismatique, profond et philosophe.
Six mois plus tard, j’ai pu lui présenter ma femme et mon fils. Il s’est mis à caresser le dos de mon garçon comme le ferait un grand-père. Il n’émanait de lui qu’amour et empathie. Neil Armstrong a perdu sa fille Karen en 1962, décédée des suites d’un cancer à l’âge de 2 ans et demi.
S’il traînait la réputation d’être «inatteignable», c’était pour se protéger. Il lui était impossible de redevenir un homme normal après son exploit. C’était une tragédie, l’équivalent d’une peine de prison à perpétuité. Doté d’une extrême sensibilité, il s’était forgé une carapace. Cela venait aussi de son enfance passée à déménager tant de fois. Il avait appris à vivre seul avec lui-même.
Le paradoxe, c’est qu’on le réclamait partout. Sa secrétaire m’a confié qu’il recevait jusqu’à 1000 invitations par semaine. Un jour, son fils m’a raconté qu’ils se trouvaient dans un coin perdu des Bahamas lorsque la caissière du magasin lui a dit: «Vous ressemblez à Neil Armstrong.» Et il lui a répondu en restant impassible: «Oui, parfois.»
Je garderai à jamais le souvenir de ce qui émanait de lui, de cette énergie spéciale aux côtés de laquelle on se sentait si bien et apaisé.»
>> Lukas Viglietti est l’auteur de «D’Apollo à Artemis. Confidentiel», 250 p., Ed. De Boeck supérieur.