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Reportage

La renaissance de deux tigres sauvés de l'euthanasie par le Sikypark de Crémines

Les femelles Jasmina et Seron croupissaient depuis deux ans dans une roulotte de cirque non loin de Prague. Sans l’intervention du Sikypark, un parc de sauvetage animalier unique en son genre en Suisse situé dans le Jura bernois, elles auraient été sacrifiées.

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La tigresse Jasmina, 7 ans, s'habitue à son nouvel environnement au Sikypark

Installée dans son vaste et nouvel écrin de verdure du Sikypark, à Crémines, dans le Jura bernois, Jasmina, 7 ans, semble chercher les êtres humains du regard, comme le font la plupart des tigres nés et ayant grandi dans des cirques.

Rolf Neeser

C’est le récit, poignant, de deux tigres majestueux. D’anciens animaux de cirque, issus d’une même fratrie: les femelles Jasmina et Seron. Leur émouvante histoire démarre façon «Dumbo», sur un sinistre terrain industriel, près de Prague. Là-bas, dans une étroite roulotte de ménagerie, quatre tigres se croisent jour et nuit depuis deux ans, attendant d’être fixés sur leur sort: soit ils trouvent refuge à l’étranger, soit ce sera la piqûre. En République tchèque comme dans beaucoup d’endroits, les animaux de cirque dérangent.

Les refuges sont rares. Unique parc de sauvetage animalier de ce type en Suisse, le Sikypark, à Crémines (BE), offre une retraite aux fauves qui n’ont connu que le claquement du fouet.

«Jasmina et Seron sont nées dans un cirque, raconte Marc Zihlmann, le monsieur félins du Sikypark. Pendant près de quatre ans, elles ont travaillé avec un dompteur, décédé il y a un peu plus de deux ans. Fin mars dernier, les autorités leur laissaient deux mois à vivre. Il y avait urgence. On a foncé, mais ils étaient quatre (trois femelles et un mâle, ndlr) et nous ne pouvions en accueillir que deux chez nous. Pour les deux autres, on a trouvé un foyer en Allemagne.» Soulagement.

Quatre tigres d’une même fratrie cohabitent dans une roulotte de cirque. Deux femelles ont trouvé refuge en Suisse. Leur frère et leur sœur ont rejoint l’Allemagne.

Prague, fin mars. Quatre tigres d’une même fratrie cohabitent dans une roulotte de cirque. Deux femelles ont trouvé refuge en Suisse. Leur frère et leur soeur ont rejoint l’Allemagne.

DR

Le Sikypark, écrin verdoyant engoncé dans une cuvette naturelle, bordée de sapins, à l’écart du village de Crémines, a ouvert en 2017. Après vingt-cinq ans passés à travailler dans la technologie médicale, le Soleurois Thomas Fischer (65 ans) a débarqué à la direction en 2021, animé par «l’envie de faire quelque chose avec et pour les animaux».

Noble ambition. Le Sikypark, c’est un genre d’arche de Noé. Les pensionnaires, représentant quelque 74 espèces, sont en majorité issus de saisies vétérinaires, aux douanes ou chez des privés.

Ce lieu atypique a été imaginé à la suite de la fermeture du parc de fauves de Subingen (SO). «Il fallait récupérer les animaux que l’ancien dompteur René Strickler avait conservés, raconte Thomas Fischer. Ils auraient dû être euthanasiés, mais le canton de Soleure a refusé d’appliquer la sentence. On a racheté cet espace et investi 8 millions pour recueillir les fauves.»

«Le Sikypark n’est pas un zoo classique. On ne fait pas d’élevage, on ne participe pas à l’EEP (programme européen destiné à préserver la diversité génétique de populations d'espèces menacées, ndlr), on n’achète pas d’animaux, on n’en échange pas et on n’en vend pas non plus. Quand un animal arrive ici, on le cajole jusqu’à son dernier souffle.» Un tigre vivant de seize à dix-huit ans, on mesure la responsabilité.

Le défi des coûts


Les coûts de fonctionnement du Sikypark, chiffrés à 200 000 francs par mois, sont considérables. «Pour un tigre, il faut compter environ 25 000 francs par an», poursuit Thomas Fischer. Un coût qui comprend la nourriture (un seul individu mange entre 4 et 6 kilos de viande chaque jour et pas un légume), les soins et le salaire du personnel dédié. Le Sikypark emploie 28 personnes. Et malgré plus de 100 000 visiteurs l’an dernier, les finances constituent un vrai casse-tête.

Tous les animaux du Sikypark sont nés et ont grandi parmi les hommes. Les relâcher dans la nature est inconcevable. Les abattre insupportable. D’où l’idée de les accompagner.

L’homme – un dompteur en général – a complètement transformé leur comportement. D’origine zurichoise, Marc Zihlmann, 43 ans, bras tatoués et queue de cheval, est le seul être humain présent à Crémines à entretenir un contact direct avec les tigres. «J’ai plus de vingt ans d’expérience avec les animaux de cirque, confie-t-il. L’important, c’est de connaître leur comportement, leur façon de ressentir les choses, de pouvoir interagir aussi, de préférence à travers le grillage.»

Marc Zihlmann, le directeur du Sikypark

«Jasmina et Seron n’ont jamais foulé d’herbe de leur vie» explique Marc Zihlmann, le directeur du zoo.

Rolf Neeser

Il a appris à coacher les animaux chez René Strickler justement, à Subingen. «Quand les animaux de cirque arrivent ici, ils ont besoin d’un référent. Je dois être présent, leur parler afin qu’ils m’identifient comme l’être humain qui s’en occupe, les rassurer. Tous ces fauves ont travaillé avec un dompteur, dont je suis en somme le remplaçant. Le Sikypark n’a rien d’un cirque. Les tigres doivent appréhender ce nouvel environnement, ce qui n’est pas simple. Pour eux, se retrouver sans référent humain est une énorme source de stress.»

Liberté, cette inconnue
 

De l’extérieur, on aurait tendance à penser qu’un tigre sorti d’un cirque est «soulagé», désireux de jouir enfin de sa «liberté» nouvelle. Faux. Pour ces fauves, la vie normale, c’est le chapiteau. Ils n’ont rien connu d’autre.

Mais revenons à nos deux sœurs âgées de 7 ans venues de Prague. Des bêtes magnifiques, tout en muscles. Arrivées il y a un mois, elles ont mis du temps à s’aventurer hors de l’abri jouxtant leur parc. Délimité par d’imposantes palissades, celui-ci a beau être luxuriant, parsemé de troncs pour jouer, plan d’eau en prime, le duo l’explore une patte après l’autre. Prudence.

«Jasmina et Seron n’avaient jamais foulé d’herbe ni vu l’immensité du ciel», souligne Marc Zihlmann. Incroyable, mais vrai. Jasmina a été la première à aller renifler partout. Seron est moins empressée. A-t-elle réalisé que les trois baies vitrées de l’enclos qui permettront aux visiteurs du parc de l’admirer feront, pour sa sœur et elles, office d’écrans géants avec pour spectacle la comédie humaine?

La tigresse Seron au Sikypark

La femelle Seron découvre son reflet dans l’eau vive du bassin de l’enclos qu’elle partage avec sa sœur Jasmina au Sikypark.

Rolf Neeser

«Jasmina est la plus sûre d’elle, la plus curieuse, spécialement vis-à-vis des humains, note Marc Zihlmann. Pour moi, elle est donc celle des deux qui exige le plus d’attention. Seron est plus retenue, plus intelligente, plus autonome.»

On imagine que pour celui qui les a rapatriées en Suisse, les voir ainsi découvrir leur nouvelle vie doit être gratifiant. «Oui, c’est génial! Elles éprouvent des sensations inconnues. Au cirque, la routine des fauves consiste en un parcours, toujours identique: de la roulotte à la piste, en empruntant un même tunnel, les pattes dans la sciure. Pas ici, mais l’apprentissage va prendre des semaines. Quand Jasmina et Seron iront s’ébattre dans l’eau en toute confiance, j’aurai ma récompense! Mon travail sera pour ainsi dire achevé.»

Contact rassurant


A Prague, où il a été surpris par leur bon état de santé compte tenu de leurs conditions de détention, Marc Zihlmann se souvient qu’«elles sont très vite venues au contact» et ça l’a rassuré. Le voyage vers la Suisse, par la route, s’est bien déroulé. «Les animaux de cirque ont l’habitude d’être déplacés, mais pas forcément dans des caisses.»

A Crémines, Jasmina et Seron, qui ne sont autorisées pour l'instant à sortir qu’à certaines heures, entretiennent des relations de bon voisinage avec les autres félins qu’elles ont bien sûr sentis, entendus et même peut-être déjà aperçus.

S’il comprend la fascination que les tigres, par leur noblesse et leur puissance, exercent sur les hommes, Marc Zihlmann affirme qu’en dépit des apparences «les tigres du Sikypark n’ont pas grand-chose en commun avec leurs cousins du Bengale, à l’état sauvage. Les tigres de cirque minaudent comme de gros chats de 150 kilos. Ils sont très sociaux et recherchent le contact avec l’homme.»

Le parc n’accueille pour l’instant que des femelles. Et les mâles dans tout ça? «Des visiteurs suggèrent parfois qu’un compagnon serait le bienvenu, mais non, parce qu’on ne veut surtout pas de descendance.» De quoi égayer l’ordinaire alors, peut-être? «Non, rétorque, amusé, Marc Zihlmann. Chez les tigres femelles, l’accouplement n’est jamais un plaisir!»

>> Pour soutenir l’action du Sikypark, vous pouvez faire un don sur www.sikypark.ch

Par Blaise Calame publié le 24 mai 2023 - 09:27