«En trente-neuf ans de pratique, j’ai défendu des centaines de victimes de crimes sexuels, tous sexes confondus, la plus jeune avait 18 mois, la plus âgée 80 ans. Ce sont majoritairement des femmes qui viennent me voir et, à chaque fois, je constate qu’elles se sentent coupables de l’acte qu’elles ont subi. Elles se questionnent: «Qu’est-ce que j’aurais dû faire ou ne pas faire?» Et en ont honte.
C’est très lourd à porter; alors, en premier lieu, je leur fais comprendre qu’elles ne sont pas responsables de ce qui s’est passé. C’est le début de la phase de déculpabilisation. Je leur demande de me raconter les faits, librement. Lors d’une agression, chaque être humain réagit avec l’un des trois «F» de la peur: se figer, fuir ou foncer (se battre). La plupart des victimes se figent. Ensuite, et c’est normal, elles ont envie d’oublier. De mon côté, je dois connaître la vérité, rien que la vérité et toute la vérité. Chaque détail, avant, pendant et après, a son importance.
Parler libère. Comme une blessure qu’il faut nettoyer, malgré la douleur, sinon elle s’infecte. Au fil du temps, j’ai moi-même développé une carapace. Je ne dois pas être dans l’émotionnel. D’ailleurs, au moment de leur récit et quand je lis le dossier, je ne me forge jamais d’image mentale. Il existe, chez le praticien, qu’il soit policier, médecin ou avocat, un risque de stress post-traumatique réfléchi. J’analyse les faits de manière technique et, sans rester froide, je garde une distance. C’est une façon, après tant d’années, de ne pas voir le monde en noir, car on ne s’habitue jamais à ce que l’on entend…
Par la suite, devant le procureur, lors des auditions, les victimes peuvent demander à ne pas être confrontées directement à leur agresseur. Chacun est présent mais dans une salle distincte. La victime s’exprime derrière une vitre sans tain, elle entend mais ne voit pas son assaillant.
Il s’agit alors de répondre aux questions du Ministère public, à mes questions et à celles de l’avocat de la défense. Il faut rappeler aussi quelles sont les conséquences que l’acte a eues sur elles. Qu’est-ce que cela a changé dans leur vie? La liste est longue et varie selon les victimes: ne plus avoir de relations intimes, ne plus avoir confiance en autrui, ne plus oser sortir, perdre le sommeil ou encore se sentir en état d’hyper-vigilance. «J’ai été violée et je souffre», oui, si cela semble évident, encore faut-il en apporter la preuve. C’est une épreuve dans l’épreuve.
Par la suite, je me rends seule aux audiences. Après des mois, mes clientes me rejoindront le jour du procès. Nous nous y sommes préparées et, de nouveau, elles sont replongées dans les faits. C’est alors, dans leur grande majorité, qu’elles décident d’affronter le regard de leur agresseur. C’est l’effet cathartique. Le procès replace la culpabilité là où elle doit être. N’oublions pas que la victime est la seule à n’avoir jamais demandé à être là.
C’est très intense. Des faits, insoutenables, vont être décrits en détail. De mon côté, je me permets alors de me forger une image mentale pour pouvoir transmettre ce qu’elles ont vécu. Et, généralement, après les plaidoiries, je suis vidée. Plus jeune, j’en ressortais exsangue.
Au moment du verdict, c’est le soulagement. Il permet non seulement d’établir la culpabilité, mais, en plus, il libère la plaignante afin qu’elle puisse avancer dans la vie. Bien souvent, elles m’envoient des fleurs ou des lettres de remerciement. L’une d’elles, que je garde parmi tant d’autres, se conclut ainsi: «Merci, vous n’imaginez pas la force que vous m’avez donnée.»
L'éternel constat de Me Bertani
«Les stéréotypes sur le viol ont la vie dure. Dans 90% des cas, le violeur et sa victime se connaissent. L’agression au coin d’un bois, si elle existe, reste une exception. Le plus souvent, enfin, l’agresseur n’a pas besoin de recourir à la violence pour arriver à ses fins.»