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RUSSIE

La pasionaria de Navalny

Alexeï Navalny, le premier opposant au président russe Vladimir Poutine, est en prison. Mais il n’est pas seul. Lioubov Sobol, sa flamboyante adjointe, continue le combat.

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Le 23 janvier à Moscou, Lioubov Sobol face à la police antiémeute, lors d’une manifestation de soutien à Alexeï Navalny. La jeune militante est de tous les combats aux côtés de l’opposant au régime russe.

Bobylev Sergei/Tass/ABACA

Alexeï Navalny est en prison. Mais vivant! Après avoir échappé en août dernier, par miracle, à un empoisonnement en plein ciel entre Tomsk et Moscou, après une résurrection aux mains des médecins berlinois, l’opposant têtu à Vladimir Poutine s’est précipité vers ses geôliers, mains tendues aux menottes. C’est sa manière de se battre, il n’a pas de goût pour l’exil. Mais il risque de rester un bout de temps derrière les barreaux, ou dans un camp. La justice aux ordres du Kremlin a révoqué le sursis d’un jugement que la Cour européenne des droits de l’homme avait rejeté comme «arbitraire et manifestement déraisonnable». Et d’autres procureurs préparent, dans les mêmes conditions, des poursuites pour des malversations que le résistant russe nie absolument.

>> Lire aussi le portrait d'Alexeï Navalny: «La saga Navalny»

La contestation qu’Alexeï Navalny a déclenchée il y a plus de dix ans est très liée à sa personne tonitruante. Mais il n’est plus seul: des dizaines de milliers de manifestants, dans des dizaines de villes, l’ont démontré en demandant en janvier sa libération. Et le mouvement, s’il a perdu sa tête, en a trouvé deux autres. Deux têtes blondes, deux femmes, comme si une révolution féminine, après la Biélorussie, gagnait l’orient de l’Europe jusque-là hyper-mâle.

Yulia Navalnaya et son mari

Alexeï Navalny et sa femme, Ioulia, en octobre 2020, alors que l’opposant se remet de son empoisonnement.

Instagram Yulia Navalnaya

La première est Ioulia, la discrète femme de Navalny. Cette économiste, qui se consacrait récemment à élever leurs deux enfants pendant que le père prenait des coups en courant l’immense pays, est soudain apparue en pleine lumière. D’abord en sauvant son homme. Voyant son mari pris de convulsions dans l’avion qui venait de décoller le 20 août de Tomsk, elle a obtenu un atterrissage d’urgence à Omsk, puis, de haute lutte, un transfert en Allemagne. Sans son intervention, Navalny serait sorti de l’appareil à Moscou dans un cercueil, comme le projetaient ceux qui avaient organisé son empoisonnement. Et désormais, Ioulia parle: «Je n’ai pas peur, n’ayez pas peur», at-elle recommandé à la foule au moment où son mari entrait en prison.

Navalny au tribunal faisant un coeur à sa femme

Le jour de sa condamnation, le 2 février, il envoie un cœur à sa femme.

Moscow City Court/AP/Keystone

L’autre tête blonde est celle de Lioubov Sobol. Avec elle, pas de discrétion. Cette avocate de 33 ans est une douce furie que rien ne semble devoir arrêter. Elle était il y a juste un an à Genève, inaugurant côté société civile la session du Conseil des droits de l’homme, pour dénoncer le pouvoir de Vladimir Poutine. Il vaut mieux faire la connaissance de cette pasionaria avant qu’il ne lui arrive, à elle aussi, malheur. D’autant plus que lioubov veut aussi dire «amour».

A peine sortie de la prestigieuse Université Lomonossov, la jeune Sobol, plutôt que d’entrer dans une grande étude internationale qui lui aurait ouvert les bras, a offert ses services au Fonds de lutte contre la corruption (FBK) d’Alexeï Navalny. Elle venait d’une famille ordinaire de Lobnia, banlieue de Moscou. Les abus, le sort fait aux plus faibles dans la Russie post-soviétique la révoltaient. Aux côtés de son aîné, elle s’est lancée dans des enquêtes, puis dans la production de vidéos qui en diffusaient les résultats, à grande échelle, sur internet. La plus retentissante, jusqu’à cet hiver, a dévoilé il y a quatre ans l’enrichissement extravagant de l’ancien président et premier ministre Dmitri Medvedev. Elle pâlit désormais devant la longue enquête réalisée par le FBK sur le domaine princier en voie d’achèvement au bord de la mer Noire, le palais «qui n’appartient pas à Vladimir Poutine».

Lioubov Sobol et sa famille à Noël

Lioubov Sobol avec son mari, Sergueï Mokhov, et leur fille sur une photo postée pour les vœux de fin 2020. Message: «Bonne année 2021 à tous (sauf aux empoisonneurs de la Marine, aux escrocs et aux voleurs)!»

Instagram Lioubov Sobol

Mais le coup de maître de Navalny et Sobol, à la veille de Noël, comme un cadeau amer au Kremlin, fut la révélation de l’identité de l’un des membres de l’équipe du FSB (services secrets russes) qui avait organisé l’empoisonnement de Tomsk. D’Allemagne, Navalny l’a appelé en se faisant passer pour un supérieur, et l’agent s’est coupé dans ses réponses, passant quasiment aux aveux et révélant que le poison avait passé par le slip de la victime… A Moscou, Lioubov Sobol est allée sonner à la porte de l’agent compromis, ce qui lui a valu d’être emmenée au poste pour deux jours, et des poursuites pour violation de domicile. Quand les policiers sont venus l’arrêter, chez elle, la jeune femme, comme elle le fait toujours, a filmé la scène avec son téléphone, de la porte enfoncée à sa propre interpellation.

Pour ce coup, Navalny et Sobol s’appuyaient sur les recherches de deux plateformes d’investigation aguerries, Bellingcat et The Insider. La seconde est russe, ce qui tend à démontrer qu’au pays de Poutine il existe encore pour les journalistes des marges de liberté. Davantage qu’au KGB, sa police ressemble plutôt à l’Okhrana tsariste, avec quelques meurtres en plus.

Photo du dispositif d'assignation à résidence de Lioubov Sobol

Elle a posté une photo qui montre sa brève assignation à résidence en janvier avant une manifestation.

Instagram Lioubov Sobol

La brève détention en décembre de Lioubov Sobol n’était que la dernière d’une longue série. La jeune femme est faite au feu, et 2019 fut son année la plus chaude. Début septembre devaient avoir lieu des élections locales, et le mouvement avait décidé de présenter des candidats, en particulier à la douma de Moscou. Dans chaque circonscription, ils devaient recueillir le parrainage de 4500 citoyens pour pouvoir s’enregistrer. Sobol, candidate elle-même, en avait 5045, mais, comme une soixantaine de ses camarades, elle fut éliminée sous prétexte qu’une partie des signatures présentées n’étaient pas valides. En grande fureur, elle a déboulé dans les bureaux de Valery Gorbunov, le président de la Commission électorale, enregistrant comme elle le fait toujours leur échange orageux: «Vous êtes un falsificateur et désormais tout le pays le sait. Votre réputation, comme celle du maire, est morte et enterrée. Vous venez de cracher sur l’opinion de millions de Moscovites.» Elle s’en est prise directement à ce fonctionnaire, dont le FBK avait découvert qu’il s’était fait construire une villa sur la côte croate. Et comme elle refusait de se taire, les gardes ont embarqué le canapé sur lequel elle était assise.

Russia Nemtsov

Lioubov Sobol, un drapeau russe sur les épaules (à g.), aux côtés d’Alexeï Navalny et de son épouse, Ioulia, lors d’une marche en mémoire de l’opposant Boris Nemtsov, à Moscou, en février 2020.

Pavel Golovkin

Alexeï Navalny était alors en prison pour un mois. Elle avait mené bataille durant tout l’été, par une grève de la faim, des manifestations, dont une, imposante, au milieu du mois d’août. Elle avait été interpellée trois fois, mais jamais gardée en détention parce que le droit administratif l’interdit pour une mère. Sa fille avait alors 5 ans, et dans son école maternelle, Lioubov Sobol avait fait décrocher le portrait de Vladimir Poutine qui ornait chaque classe.

Son combat avait d’ailleurs commencé, trois ans auparavant, par l’école. Des parents s’étaient plaints de la nourriture parfois avariée que leurs enfants recevaient à la cantine. Elle avait mené une enquête qui l’avait conduite à un certain Evgueni Prigojine. L’homme, ancien délinquant, n’avait pas encore acquis la réputation sulfureuse qui est la sienne aujourd’hui. Il faisait fortune dans le fast-food, les cantines scolaires et la restauration de luxe, qui l’avait propulsé au sommet: le cuisinier de Poutine, disait-on. Aujourd’hui, le nom de Prigojine est lié aux mercenaires de l’organisation Wagner, qui guerroient en Ukraine, en Syrie, en Libye et ailleurs; mais aussi à l’usine à trolls de Saint-Pétersbourg accusée d’avoir infesté l’élection américaine de 2016. Les basses œuvres, une âme damnée…

Peu après l’affaire des cantines scolaires, le mari de Lioubov Sobol, l’anthropologue Sergueï Mokhov, a été attaqué dans la rue: un empoisonnement à la seringue, dont il a réchappé. Prigojine? Les époux, et pas eux seulement, le pensent. Evgueni Prigojine a bizarrement prétendu qu’il avait racheté une partie de la dette d’Alexeï Navalny, attaqué aussi au portefeuille, et qu’il la lui fera payer au moment qu’il choisira. «Mais s’il rend son âme à Dieu, avait ajouté sombrement le sulfureux, je n’ai pas l’intention de le persécuter dans l’autre monde.»

Navalny n’a pas encore rendu son âme à Dieu, et Lioubov Sobol, étroitement surveillée, est en liberté. L’année qui s’ouvre sera celle des élections générales en Russie, à l’automne. Le drame continue.

Par Alain Campiotti publié le 12 février 2021 - 15:15