Le réalisateur genevois Fred Baillif attend une partie de ses actrices au Bongo Joe Records, café-magasin de vinyles qui flotte sur le Rhône. Avoir l’impression de flotter, c’est un peu la sensation générale de toute l’équipe derrière La Mif, depuis que le film réalisé au bout du lac est devenu une success-story dans les festivals du septième art: en 2021, Prix du meilleur film dans la catégorie «Génération 14+» à la Berlinale, Bayard d’or au Festival international du film francophone de Namur, en Belgique, ou encore grand gagnant du Zurich Film Festival. Et voici que, en 2022, il torpille les Prix du cinéma suisse avec pas moins de six nominations. Un palmarès impressionnant, tremplin pour une distribution à l’international, à commencer par l’Angleterre. Quant à la Suisse, les spectateurs pourront découvrir La Mif («mifa», famille en verlan) dès le 9 mars dans les salles.
Le jour de notre rencontre, le cinéaste attend trois des comédiennes avec qui il a collaboré pendant deux ans sur cette fiction coup de poing qui narre les aléas de vies croisées dans un foyer d’adolescentes. Huit personnages féminins, joués par des actrices non professionnelles (dont la plupart ont vécu le quotidien d’un parcours en institution), exposent leurs forces et leurs fragilités, avec une authenticité proche du documentaire. Fred Baillif rappelle pourtant que le film est une fiction, même si cet ancien éducateur a fait un long travail de recherche pour rendre avec justesse le vécu de ces ados placées. «Le film est militant dans le sens où je souhaitais réellement travailler avec des personnes qui ont côtoyé ce milieu», explique-t-il. Et à l’écran, la trajectoire de ces jeunes semble tout aussi chahutée que celle des adultes.
Dans tous ses projets, Fred Baillif pratique la même méthode: le cinéma vérité. «Je fais le casting avant d’écrire le scénario», explique-t-il. C’est ainsi qu’il a eu le flair de contacter Claudia Grob, avec qui il avait travaillé vingt ans plus tôt. L’ancienne directrice de 65 ans, à la retraite, concourt aujourd’hui pour le titre de meilleure interprète suisse dans un rôle principal face à Marie Leuenberger (ancienne lauréate des Prix du cinéma suisse) et à Ella Rumpf (espoir du cinéma helvétique). Dans La Mif, elle joue Lora, une mère brisée, mais en mode combat permanent pour «ses filles». Sa présence face caméra est impressionnante. «Je ne m’y attendais pas du tout, à cette nomination», sourit Claudia Grob, qui vient d’arriver dans le bistrot à la tombée de la nuit. Si elle a accepté de se prêter à l’expérience, c’était pour terminer sa carrière en beauté. «Ce sont des personnes avec qui j’ai vraiment collaboré, donc je trouvais touchant que l’on se mette au même niveau. Que l’on partage tous la même peur au ventre, celle de faire du cinéma.»
Quand elle apprend sa sélection lors des Journées de Soleure en janvier dernier, elle photographie sur scène les noms d’Anaïs Uldry (20 ans) et de Charlie Areddy (18 ans), en lice pour le prix de la meilleure interprétation dans un second rôle. Envahie par l’émotion, Claudia Grob capture cet instant avec une photo toute floue qu’elle envoie directement aux graines d’actrices. Mais voici Anaïs, qui sort d’un cours de couture à l’Ecole d’arts appliqués à Genève et débarque telle une chaleureuse tornade. Sur le groupe WhatsApp de La Mif, encore actif depuis la fin du tournage en 2019, Charlie prévient de son côté qu’elle ne va pas tarder à arriver. L’étudiante en photographie revient de Vevey, où elle suit des cours au Centre d’enseignement professionnel. Depuis le tournage, les deux jeunes femmes rêvent de faire du cinéma leur métier. Elles auraient déjà tapé dans l’œil de productrices et passent une série d’auditions. Charlie, qui fréquente ce milieu depuis sa prime enfance (son père était le directeur de la photographie du film), sait dans quoi elle se lance: la pression d’un texte à mémoriser, la compétition des castings… Tout le contraire de leur expérience dans La Mif, qui se basait sur le vécu et l’improvisation.
Comment se sent-on quand on est déjà en course pour les Prix du cinéma suisse avec son premier rôle? D’une fraîcheur déconcertante, le duo ne se prend pas la tête. A leur âge, elles ne mesurent pas encore le prestige d’une telle sélection, véritable graal pour de nombreuses actrices de métier dans tout le pays. «Je n’ai pas tout de suite compris et Fred m’appelait en me disant qu’il avait un truc fou à me dire: «Anaïs, tu es assise?» J’étais là: «Ouais…» Et bam!» raconte la Genevoise qui joue Audrey. Le cinéaste, avec une touche d’humour, se rappelle: «Vu leurs réactions très chill, je me suis dit: «Je crois que je vais fêter tout seul cette nouvelle incroyable!»
Depuis, elles ont mesuré l’impact de leur entrée dans la liste de ces happy few. Claudia Grob et le trio de jeunes comédiennes insistent d’ailleurs pour mentionner que leurs camarades auraient également mérité de faire partie de ces nominations. «Prenez Kassia, qui joue Novinha, elle est tout simplement incroyable! Mais elle n’est pas Suisse, une condition nécessaire pour être sélectionnée.»
En lice ou non, la famille d’artistes sera présente en force pour les résultats le 25 mars prochain à Zurich. «On peut inviter combien de gens à la cérémonie?» demande Anaïs. «Je suis en train de regarder, mais je vais demander un accès pour 30 personnes», répond le réalisateur, qui scrolle sur un téléphone, dans ce contexte de promotion intensive.
Le long métrage La Mif a bâti une famille qui ne cesse de s’agrandir. «Pour moi, c’est important de continuer à accompagner les filles dans le développement de leur carrière», conclut le cinéaste, qui travaille à un nouveau scénario de réalité fictionnelle, cette fois sur l’accueil des migrants dans la Cité de Calvin.