La lumière est un phénomène complexe. Son vaste spectre arc-en-ciel en fait à la fois une alliée pour la santé humaine – elle nous est tout simplement vitale – et un danger, certaines de ses longueurs d’onde pouvant s’avérer néfastes pour nos cellules. C’est le cas des ultraviolets, mais également de la lumière bleue, située à quelques longueurs d’onde plus loin, et dont la science dévoile peu à peu les mystères. Accusée, entre autres maux, d’être à l’origine de nos difficultés d’endormissement, elle possède aussi certaines vertus intéressant les chercheurs, notamment dans le domaine de la dermatologie. Elle est émise par le soleil, les écrans ou les ampoules LED. Mais quelle est donc cette lumière bleue et nous veut-elle du mal ou du bien? Eléments de réponses.
1. Des troubles oculaires précoces
Qu’ils soient naturels ou artificiels, les rayons lumineux arrivent jusqu’à l’œil où ils sont captés par les cellules rétiniennes avant d’être transmis au cerveau via le nerf optique. Pour rappel, le spectre lumineux se décompose en différentes «teintes», chacune possédant une longueur d’onde et une fréquence énergétique inversement proportionnelles. En clair: plus une longueur d’onde est basse, plus sa fréquence énergétique est élevée et donc plus elle est dangereuse. Les rayons lumineux les plus puissants, dont font partie ceux de la lumière bleue, sont capables de traverser les barrières telles que la peau ou le cristallin (lentille protectrice de la rétine).
La lumière bleue est de deux types: la lumière bleu-violet – entre 380 et 450 nanomètres (nm) – et la lumière bleu-turquoise – entre 450 et 495 nm –, plus nocive, dont la fréquence énergétique est plus basse. Quelle que soit sa nuance, la lumière bleue parvenant jusqu’à la rétine peut entraîner la formation de radicaux libres, qui détériorent à sa surface l’épithélium pigmentaire. A terme, cet impact pourrait accélérer la survenue de pathologies telles que la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA). «Mais les études manquent encore pour mieux comprendre ce lien avec la lumière bleue, note le Dr Giorgio Enrico Bravetti, du service d’opthalmologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). L’exposition à la lumière naturelle est aussi un facteur de risque pour les pathologies rétiniennes telles que la DMLA ou la cataracte.» D’où l’importance de porter des lunettes de soleil lors d’activités en plein air et de forte exposition.
2. Ecrans: un impact à relativiser?
Les dommages causés par la lumière bleue artificielle sont-ils donc un mythe qu’il faut déconstruire? C’est ce que semble avancer la Société allemande d’ophtalmologie dans un récent communiqué qui devrait faire évoluer les recommandations en matière d’utilisation des écrans notamment. «L’intensité lumineuse lors de l’utilisation d’appareils électroniques est bien trop faible pour provoquer des lésions rétiniennes au niveau des yeux», explique le Pr Michael Bach du Centre hospitalier universitaire de Fribourg-en-Brisgau. La toxicité des rayons lumineux dépend en effet en partie de leur intensité. La lumière naturelle émise par le soleil varie ainsi entre 5000 et 10 000 lux. Un écran d’ordinateur ne dépasserait pas, pour sa part, les 500 lux, à 50 cm de distance. Et la Pre Aki Kawasaki, médecin associée à l’unité de neuro-ophtalmologie de l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin, à Lausanne, de confirmer: «L’intensité lumineuse des écrans, ampoules et autres appareils vendus dans le commerce est sans commune mesure avec celle à laquelle peut exposer le soleil et ne constitue a priori pas de danger dès lors que les appareils en question sont homologués et intégrés dans notre vie avec bon sens et sans excès.»
3. Et le sommeil, dans tout ça?
Faut-il définitivement bannir les écrans de notre chambre à coucher? Si l’effet de la lumière bleue sur les cellules de nos rétines est indéniable, le Pr Bach met en doute la corrélation entre lumière bleue émise par les écrans et troubles du sommeil. «Cette hypothèse a été réfutée par une étude dans laquelle l’effet du réglage «night shift» («mode nuit» permettant la réduction de la part de bleu, ndlr) sur le smartphone a été examiné, mais n’a pas permis de conclure à une différence en termes de qualité du sommeil entre le groupe ayant activé la fonction et celui qui ne l’a pas fait, ni en comparaison avec le groupe qui n’a pas utilisé de téléphone avant de dormir.» La Société allemande d’ophtalmologie ne se positionne donc pas en défaveur de la consommation d’écrans le soir, mais conseille cependant aux usagers de baisser la luminosité de leurs écrans.
4. Le marché des accessoires «anti-lumière bleue»
Depuis quelques années, le marché des accessoires «anti-lumière bleue» – lunettes, films protecteurs d’écrans, etc. – explose. Mais sont-ils vraiment utiles? En 2021, une étude menée sur 120 personnes n’a pas permis de mettre en évidence les bénéfices des verres anti-lumière bleue contre les symptômes de fatigue oculaire. «Si des patients veulent utiliser ce type de lunettes, je ne les en empêche pas, ça peut être un principe de précaution, concède le Dr Giorgio Enrico Bravetti. Mais je leur recommande aussi d’essayer de diminuer leur exposition et, si cela n’est pas possible, de positionner l’écran plus bas que le regard pour un meilleur confort des yeux. Dans les cas de sécheresse oculaire ou de rougeurs, l’utilisation de larmes artificielles peut être utile.»
5. Des vertus insoupçonnées sur l’humeur
La lumière (et les ondes bleues qu’elle contient) peut être une précieuse alliée de notre moral. On connaît depuis longtemps ses vertus pour traiter la dépression saisonnière. Et pour cause, en venant compenser la faible luminosité extérieure, la luminothérapie favorise la production de sérotonine, un neurotransmetteur qui peut faire défaut en cas de certains troubles psychiatriques comme la dépression. Récemment, une étude française parue dans la revue scientifique «Sleep Medicine Reviews» est allée jusqu’à mettre en évidence des résultats similaires entre luminothérapie et traitement antidépresseur chez des personnes atteintes de dépression modérée à sévère.
6. Côté dermatologie
Dans un tout autre domaine, celui de la dermatologie, la lumière bleue présente un intérêt considérable pour certaines pathologies inflammatoires chroniques. C’est le cas par exemple dans le cadre du traitement de l’acné. «La lumière bleue possède des effets antiprolifératifs et anti-inflammatoires comparables à ceux des ultraviolets, explique le Pr Wolf-Henning Boehncke, chef du service de dermatologie et vénérologie des HUG. L’acné est causée en partie par un germe, «Cutibacterium acnes», qui produit des porphyrines. Exposées à des rayons de lumière bleue, ces molécules génèrent des radicaux libres qui vont tuer les bactéries responsables de l’acné.»
Des études sur la sécurité de ces traitements à long terme restent à mener, mais ils présentent plusieurs avantages. La longueur d’onde de la lumière bleue permet notamment la pénétration profonde des rayons dans la peau, favorisant l’efficacité du traitement. «Ils n’entraînent cependant pas de dommages de l’ADN, contrairement aux UV», rassure le Pr Boehncke.
Pour les patients atteints d’eczéma aussi, la photothérapie à base de lumière bleue présente un intérêt considérable et une alternative aux traitements médicamenteux. «Avec la lumière, il n’y a pas d’effets secondaires, ni de contre-indication ou de risque d’interactions médicamenteuses, souligne le dermatologue. Le seul enjeu est de créer des plateformes techniques, des «cabines» qui permettent de prendre en charge des patients avec un eczéma non localisé, parfois présent sur une large surface corporelle.» Autant de bienfaits qui ne peuvent être obtenus sans risque en s’exposant aux rayons solaires: «La lumière naturelle envoie des rayons de lumière bleue, mais aussi des UV, à forte intensité, qui provoquent de graves dommages sur la peau, comme une hyperpigmentation ou un risque augmenté de cancer de la peau. Une thérapie ciblée et spécifique est donc à privilégier», ajoute le Pr Boehncke.
Attention les yeux
Exposition solaire, lumière bleue, excès d’écran: quelles précautions prendre au quotidien pour protéger au mieux nos yeux? Tour d’horizon avec la Pre Aki Kawasaki, médecin associée à l’unité de neuro-ophtalmologie de l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin.
● Exposition solaire: De par son intensité inouïe et sa composition incluant les longueurs d’onde les plus dangereuses (UV et gamme de bleus), le soleil est de loin le facteur susceptible de créer le plus de dommages cellulaires au niveau de nos yeux et notamment de la macula, partie centrale de la rétine indispensable à la vision. Les bons réflexes: porter des lunettes de soleil aux verres et montures adaptés aux fortes luminosités (bord de l’eau, montagne, etc.).
● Lumière bleue: Si l’usage raisonnable d’appareils homologués n’expose a priori pas nos yeux à des périls majeurs, une précaution s’impose dans certains cas: chez les enfants de moins de 8 ans dont le cristallin, chargé de filtrer une partie de la lumière bleue, n’est pas complètement développé, chez les personnes sans cristallin, en cas de pathologie rétinienne comme la dégénérescence maculaire liée à l’âge.
● Ampoules LED: Devenues incontournables, les LED émettent simultanément des rayonnements jaunes et bleus. Il est important de bien les choisir et de respecter certaines précautions d’usage, en veillant notamment à positionner les luminaires de telle sorte que l’ampoule LED n’expose pas l’œil directement. Pouvant entraîner des troubles oculaires graves, les LED de groupes 2 et 3 ne sont pas adaptées à un usage domestique.
● Surexposition aux écrans: A court terme, l’usage quotidien et prolongé des écrans d’ordinateur, de tablette et de téléphone expose à un syndrome de plus en plus fréquent: l’asthénopie, ou fatigue oculaire. Ses symptômes caractéristiques sont une vision floue, des yeux secs, une rougeur oculaire ou encore des maux de tête. Pistes pour plus de confort: traitement ponctuel si besoin (sous forme de gouttes oculaires) et adaptation de l’usage des écrans (faire des pauses régulières en quittant l’écran des yeux pour regarder au loin quelques minutes, par exemple).
Bonne pour l’eczéma et les troubles érectiles
La lumière bleue n’a peut-être pas encore dévoilé tous ses secrets... Utilisée depuis plusieurs années déjà en dermatologie pour traiter certaines maladies inflammatoires comme la dermatite atopique (eczéma), elle est également à l’étude pour le traitement des plaies chroniques. En 2018, le Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM) a présenté le prototype d’un dispositif accélérant le processus de cicatrisation, par exemple chez les diabétiques de type 2 touchés par un ulcère du pied. Ce «pansement lumineux» de quelques centimètres utilise une centaine de LED à lumière bleue, dont l’action antibactérienne et antiproliférative permettrait de stimuler la repousse des tissus sains en activant les cellules cutanées essentielles comme les kératinocytes et les fibroblastes. Ce dispositif est toujours à l’étude pour confirmer son efficacité et définir un protocole thérapeutique en vue d’une demande d’autorisation de mise sur le marché.
La lumière bleue intéresse aussi pour son possible effet sur... les troubles de l’érection. Une équipe de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich a en effet réussi à provoquer une érection chez des rats après avoir injecté un assemblage artificiel de gènes sensibles à la lumière bleue dans leur tissu érectile. Agissant comme un «interrupteur», la lumière bleue déclenche ainsi la création d’un messager chimique, la guanosine monophosphate cyclique (GMPc), qui provoque la détente musculaire et l’augmentation du flux sanguin vers le tissu érectile. Un procédé inédit non testé chez l’homme pour l’instant et nécessitant de plus amples études, mais qui laisse entrevoir une perspective dans le traitement des dysfonctions érectiles, qui toucheraient plus de la moitié des hommes de plus de 60 ans.
Lumière bleue et nuits blanches
Du fait des longueurs d’onde courtes qui la constituent, la lumière bleue pénètre plus profondément dans nos yeux que ses homologues jaune ou rouge. Ainsi, elle atteint avec plus d’intensité certaines cellules clés de la rétine: les cellules ganglionnaires photosensibles. Sensibles à la lumière bleue plus qu’à toute autre, elles l’utilisent pour enclencher de nombreux processus physiologiques, notamment ceux impliqués dans la synchronisation de notre horloge interne avec l’environnement extérieur. «Selon le degré d’intensité de la lumière reçue et les longueurs d’onde qui la composent, notre cerveau reçoit des renseignements pour réajuster en permanence notre rythme circadien, cette horloge interne du corps régulant notre sommeil», rappelle la Pre Kawasaki de l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin. C’est ainsi que, en fin de journée, la moindre luminosité perçue par la rétine induit la transformation d’un neurotransmetteur, la sérotonine, en un autre, la mélatonine, protagoniste clé de l’endormissement.
On le comprend, la faculté hautement stimulante de la lumière bleue peut en faire une ennemie du sommeil. D’où la recommandation de limiter l’intensité lumineuse des écrans (surtout ceux des smartphones et tablettes, situés à proximité des yeux) dans les deux heures précédant le coucher, voire de les éviter complètement dans ce laps de temps si l’on rencontre des difficultés d’endormissement. Une précaution qui vaut particulièrement pour les jeunes, qui semblent pâtir d’un manque croissant de sommeil. Or un déficit régulier peut avoir des répercussions à court terme: fatigue importante, irritabilité, troubles de l’attention, etc. A noter que, à l’inverse, pour affronter les matins difficiles, «il peut être intéressant de s’exposer à une luminosité relativement intense, tout en optant pour des tonalités plutôt froides, blanches ou bleues», précise la Pre Kawasaki.