«Les foires telles que nous les vivons dans nos régions sont des événements anti-covid par excellence. Les gens ont du plaisir à s’y retrouver, à faire la fête, à partager de beaux moments d’amitié, de gastronomie, de convivialité. Autant dire que si on nous impose le port du masque, les places assises dans les gargotes et de la distanciation, ce concept perd tout son sens. D’autant qu’on ne se voit vraiment pas faire la police dans les halles. Du coup, une seule de ces obligations s’avérerait rédhibitoire pour nous. Et je ne parle même pas de la limitation à 10 000 entrées par jour, de l’obligation de contrôler le passeport covid, ni de tester quotidiennement les 2000 personnes travaillant sur le site.»
Sur la terrasse du café Nabi, îlot de tranquillité posé au rez-de-chaussée du somptueux Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, le discours de Samuel Bonvin prêche des convaincus. Assis autour du CEO de la Foire du Valais et du FVS Group, sa structure faîtière, ses collègues romands responsables des principales manifestations du genre approuvent d’un hochement de tête, avant de sourire à l’amère ironie de l’infortuné Valaisan, à son poste depuis début 2020. «En dix-huit mois, je suis devenu un pro de l’annulation. Avec une centaine à mon palmarès, cette procédure n’a plus de secret pour moi (ndlr: le FVS Group organise plus de 60 événements par année).»
«Avec la surface à disposition, nous n’avons tout simplement pas la place de disposer des tables devant chaque stand si on oblige les gens à s’asseoir pour consommer. De plus, l’ensemble de la logistique et les coûts qu’elle induirait ne seraient pas supportables», attestent en chœur Marie-Noëlle Pasquier, directrice d’Espace Gruyère, dépositaire du Salon Goûts et Terroirs, et Jacques-André Roth, à la tête de la Foire du Jura.
Moralité, comme on ne voit pas le Conseil fédéral ouvrir grandes les vannes en matière de rassemblement de masse d’ici à l’automne pour des manifestations indoor, il faut bien convenir que les chances de faire la fête à Martigny, à Bulle et à Delémont en octobre paraissent bien ténues. Les incertitudes sont telles qu’elles ont déjà incité Philippe Arrighi, le président du Comptoir broyard, et son équipe de bénévoles à tirer la prise de leur 10e édition au début du mois. «Le jeu n’en valait pas la chandelle, comme on dit. Le risque de faire perdre de l’argent à tout le monde était trop grand», justifie le Payernois.
Du côté des Automnales de Genève, programmées à la mi-novembre, on joue la montre. «Nous prendrons une décision au début de septembre. La situation peut évoluer d’ici là», estime Sandie Etchart, sa directrice, en croisant les doigts.
Parmi ces monuments indispensables à l’économie artisanale et régionale, il en est un qu’une seconde annulation mettrait en péril: la Foire du Valais. Bien qu’elle soit devenue la plus importante de Suisse romande depuis la disparition du Comptoir suisse, avec ses 235 000 visiteurs, Samuel Bonvin n’écarte pas cette hypothèse. «La Foire génère 45% de notre chiffre d’affaires (ndlr: 10 millions). En 2020, son annulation a coûté 3 millions. Une perte couverte à parts égales par le propriétaire du CERM, via des abattements de loyers, le canton et nos réserves. Mais comme les 21 salariés du groupe ont continué normalement leur travail pour assurer les autres rendez-vous, finalement tous annulés sans indemnités, nous n’avons pas profité des RHT ou très peu (20%). Conséquence, si la Foire n’a pas lieu, il s’agira de trouver très rapidement une solution pour garantir les salaires. A défaut, je ne vois pas comment nous pouvons nous en sortir», s’inquiète le boss octodurien.
En 2019, les cinq manifestations ont attiré 600 000 personnes. Soit 28% de la population romande. C’est dire si malgré la diversité des canaux d’achat et la concurrence de la vente par internet ces rendez-vous éminemment populaires et conviviaux demeurent prisés du public. En 2020, les cinq foires ont subi des pertes cumulées de près de 5 millions de francs. Qui ne représentent que la pointe de l’iceberg, selon nos interlocuteurs. «Jusqu’ici, grâce aux aides et à nos réserves, nous avons pu assumer ce coup dur. Mais qu’en est-il des commerçants et des artisans qui tirent l’essentiel de leur revenu de ces foires en faisant de la vente directe? Survivront-ils à une deuxième année blanche?» s’interrogent-ils avec anxiété.
L’argent n’est pas leur seul souci. D’autres questions existentielles taraudent leur esprit. Si rien n’est entrepris jusqu’à l’automne 2022, voire 2023 pour le Comptoir broyard, qui se déroule tous les deux ans, les visiteurs reprendront-ils le chemin des foires comme avant? Rien n’est moins sûr, estime le quintette. Peur lui, il n’est pas du tout certain que les gens se précipiteront sur ces événements pour la seule raison qu’ils sont de nouveau autorisés. «Beaucoup auront pris de nouvelles habitudes ou auront une autre perception de ces rassemblements. Et qu’en sera-t-il des exposants? Adhéreront-ils encore à ces rendez-vous ou auront-ils adopté d’autres moyens marketing pour entrer en contact avec leur clientèle?» se demandent nos invités qui, chacun à sa manière, tentent de maintenir le lien avec la filière commerciale, histoire de limiter les dégâts.
«Nous étudions un plan B pour garder le contact et promouvoir ceux qui nous sont fidèles depuis le début», confie Philippe Arrighi. Dans ce contexte incertain et lourd de menaces, les Automnales, avec leur concept de foires annexes multiplicatrices de thématiques, font office d’exception. «Nous avons fortement assoupli les modalités d’annulation pour les exposants. A ce jour, 18 partenaires, contre 16 l’an dernier, ont confirmé leur participation», se réjouit Sandie Etschart, échaudée par le renoncement de 2020, tombé dix jours seulement avant l’ouverture de la foire, alors en plein montage.
Si dans le Jura les perspectives pour 2022 s’annoncent plutôt bonnes, l’édition de cette année représente un vrai dilemme. Rapport au parachute de protection, garantie par laquelle le canton et la Confédération s’engagent à prendre en charge 90% du coût des infrastructures et de la préparation en cas d’annulation forcée. «Mais si nous spéculons sur une amélioration de la situation et que, au final, nous décidons d’annuler, la perte serait pour notre pomme», s’inquiète Jacques-André Roth, dont la manifestation a déjà perdu 250 000 francs l’année passée. Solidaires, nos leaders implorent le ciel et le Conseil fédéral de leur accorder une chance. Fair-play, ils concèdent néanmoins que la situation de celles et ceux qui décideront de l'avenir de leurs événements est tout aussi inconfortable que la leur.