Qui n’a pas déjà entendu des propos du type «j’adore les Blacks», «je ne sors qu’avec des femmes asiatiques» ou encore «je suis spécialisé dans les petites rebeues»? Le corps exotique fascine depuis des temps immémoriaux et nombreux sont les peintres, écrivains et musiciens à l’avoir exalté (avec plus ou moins de talent) dans leurs œuvres. On pense, bien entendu, aux vahinés alanguies de Paul Gauguin, mais aussi à l’art nègre des surréalistes, à la négrophilie du Paris des années 1920, sans oublier la fascination pour Joséphine Baker, la belle «panthère noire» croquée par l’affichiste Paul Colin. Citons encore «Madame Chrysanthème» de l’écrivain Pierre Loti. Dans ce roman autobiographique qui a grandement contribué à fonder les fantasmes occidentaux au sujet des femmes asiatiques, les Japonaises y sont décrites comme des poupées délicates et cérémonieuses «à peau jaune, à cheveux noirs, à yeux de chat». Plus récemment, Marc Lavoine célébrait les traits eurasiens de l’écrivaine Line Papin, «poupée moitié indochinoise, fifty française», dans une chanson intitulée «Ma Papou».
Etre immortalisée dans un poème, une toile de maître ou une chanson, voilà qui doit être grisant! Quelle femme ne recherche pas un tel honneur? «On l’a vu avec le mouvement «#MeToo»: le désir n’est pas toujours un compliment, observe la chroniqueuse Maïa Mazaurette. Il peut même être un mauvais traitement.» Aussi, avant de faire des suppositions hâtives, intéressons-nous à la personnalité de ces hommes épris d’exotisme. Suspect, ce goût interroge.
De quoi procède-t-il? A cet égard, la lecture de «Madame Chrysanthème» est éclairante. Pour rappel, Pierre Loti y raconte comment, lors de son escale à Nagasaki en 1885, il épouse le temps de son séjour Kikou-San (Madame Chrysanthème). Le mariage temporaire pour les marins de passage est alors une pratique courante dans le Japon de la fin du XIXe siècle. Cela tombe bien car, très vite, le narrateur s’ennuie aux côtés de son épouse. Son regard triste l’exaspère. «Qu’est-ce qui peut bien se passer dans cette petite tête? se demande-t-il. Ce que je sais de son langage m’est insuffisant pour le découvrir. D’ailleurs, il y a cent à parier qu’il ne s’y passe rien du tout. Et quand même, cela me serait si égal! Je l’ai prise pour me distraire.» Il concède toutefois que, lorsqu’elle dort, elle est très décorative. Et puis, au moins, elle ne l’ennuie pas. Plus loin, il précise sa pensée. Madame Chrysanthème n’est qu’un «jouet bizarre et charmant», un «mystérieux petit bibelot d’étagère» que rien ne distingue des autres poupées nipponnes vues ailleurs. Sa beauté réside essentiellement dans sa coiffure et son costume traditionnel.
«Il ne vit pas sa relation comme une rencontre mais comme une expérience offerte au voyageur, analyse Mona Chollet dans «Réinventer l’amour – Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles», un essai publié en septembre dernier (Ed. Zones). Le mariage temporaire avec une Japonaise est un truc pittoresque, qu’il faut avoir fait. Face à lui, son épouse n’existe pas comme individu, mais comme incarnation d’un fantasme, comme représentante d’un modèle générique qui préexistait dans sa tête et qu’elle a vocation à valider.» Jean-François Staszak, professeur de géographie à l’Université de Genève et spécialiste de l’imaginaire exotique, observe de son côté que la «petite épouse» est fréquemment présentée dans la littérature coloniale comme un animal ou un enfant (Loti parle de «petit chien savant»). «La disponibilité, notamment sexuelle, de la femme indigène, à laquelle l’on peut faire subir tout traitement, tient bien sûr à son statut de quasi-objet.»
En plus d’être un ornement et un support pour les rêveries, Madame Chrysanthème est aussi recherchée en tant qu’incarnation d’un univers, «comme si le mari pensait pouvoir, en la possédant, posséder aussi le pays dont elle est l’émanation», poursuit Mona Chollet. Charles Baudelaire l’exprime magnifiquement dans «La chevelure», un poème dédié à Jeanne Duval, sa maîtresse métisse. «La langoureuse Asie et la brûlante Afrique / Tout un monde lointain, absent, presque défunt / Vit dans tes profondeurs [...]»
Que retenir de ces écrits, sinon que Loti et Baudelaire (et d’autres artistes fascinés par l’orientalisme) étaient des hommes de leur temps? «Madame Chrysanthème», publié en 1888, reflète-t-il la société actuelle? «Le rapport aux femmes né de la colonisation et de l’esclavage perdure aujourd’hui avec une vitalité impressionnante», répond Mona Chollet. Elle cite l’angliciste Maboula Soumahoro, qui décrit son sentiment de ne pas être vue comme un individu mais d’incarner un pays aux yeux «des amoureux de l’Afrique», mais aussi le documentaire d’Amandine Gay «Ouvrir la voix» (2014), dans lequel des femmes noires qui évoquent le racisme qu’elles subissent décrivent exactement les mêmes mécanismes. L’une d’entre elles, prénommée Sharone, analyse: «Tu es une expérience. Pour certains Blancs, ou même pour d’autres cultures, il y a tout un truc autour de la femme noire qu’il faut tester sur la sexualité.» Notons également les affiches et brochures qui promeuvent l’Asie du Sud-Est et regorgent de jeunes femmes avenantes et demi-nues, comme offertes aux touristes.
Toujours dans «Ouvrir la voix», Audrey déclare à propos d’un ancien petit ami: «Cette personne ne sortait pas avec Audrey: elle sortait avec une femme noire, qui représentait tout un tas de fantasmes.» En résulte le sentiment angoissant d’être une chose fongible, fondue dans une masse indistincte, alors que l’amour devrait être précisément l’inverse: la distinction, la singularisation. Toutes disent qu’on projette sur elles une sexualité animale. «J’ai eu droit à des commentaires du genre: «Toi, tu dois vraiment être une sauvage au lit», juste parce que j’étais Noire, alors que j’avais 15 ans et que j’étais vierge, raconte Laura. Je n’ai jamais entendu de propos comme ça dits à mes potes blanches. Elles, ce sont justes des adolescentes qui découvrent leur sexualité.»
C’est le lieu de préciser que les formes de fétichisation que subissent les femmes racisées varient en fonction de leurs origines. «Les femmes noires ou arabes suscitent chez certains hommes blancs des fantasmes sexuels, mais sont moins facilement envisagées comme des compagnes qu’ils seront disposés à «assumer socialement», dit encore Mona Chollet. A l’inverse, les Asiatiques, étant issues d’une minorité réputée «modèle», sont présumées non seulement sensuelles, mais aussi travailleuses et soumises.» Ce tiercé gagnant leur permet d’être très sollicitées sur les sites de rencontre. En 2014, OkCupid révélait que les femmes noires avaient moins de succès que les autres (elles recevaient 15 ou 20% de messages en moins), tandis que les Asiatiques étaient particulièrement recherchées.
Le magazine The Economist note de son côté, dans un article intitulé «Naked Capitalism», que le terme de catégorie pornographique le plus recherché en France sur le site Pornhub était «beurette», preuve que l’exotisme oriental des femmes originaires du Maghreb fait fantasmer. Reste que la beauté est aussi une affaire de goût. Qui sommes-nous pour juger les préférences esthétiques d’autrui? «Ce serait donc pure coïncidence si les «inclinations personnelles» des millions d’hommes qui fantasment sur les Asiatiques se rejoignent? interroge Mona Chollet. Le plus vraisemblable est que nos goûts, là encore, sont tributaires des préjugés et des représentations en circulation dans nos sociétés, dont nous sommes forcément imprégnés.» Et de rappeler les propos de l’autrice Dalia Gebrial, pour qui l’amour, «représenté comme un royaume des affects apolitique, transcendant, dans lequel on tombe malgré soi, est en réalité profondément politisé, et lié aux violences structurelles plus larges auxquelles l’ensemble des femmes racisées, en particulier, doivent faire face».
Terminons sur une note d’espoir. De nombreuses femmes racisées disent avoir appris à se méfier des hommes qui ne sont en couple qu’avec des femmes de la même origine qu’elles et à fuir comme la peste ceux qui les abordent en revendiquant haut et fort ce «goût». Partout, des voix s’élèvent par ailleurs pour dénoncer la fétichisation amoureuse et sexuelle. «Les personnes racisées en ont ras le bol de la fascination des Blancs qui les assigne à des stéréotypes», assure Maïa Mazaurette. La journaliste Myriam Levain parle à cet égard de «l’effet Yann Moix». «Lorsque, en janvier 2019, l’auteur et chroniqueur quinqua blanc a jeté en interview ses préférences sexuelles teintées de colonialisme pour confesser qu’il ne sortait qu’avec des Asiatiques, il a peut-être franchi une ligne rouge que les femmes racisées comptent désormais délimiter plus clairement», lit-on dans les colonnes du magazine «Les Inrockuptibles.»
Cette ligne rouge est devenue de nouveau visible le 2 mars 2020, lorsque Vincent Cassel postait sur son compte Instagram un message pour féliciter l’équipe du film «Les misérables.» Il terminait son texte par le hashtag «#negrophile4life», accompagné d’un doigt d’honneur blanc. Cette publication a provoqué la colère de plusieurs militants antiracistes. Précisons que le terme négrophile – qui désigne à l’origine une personne «appréciant les Noirs» ou «favorable à l’abolition de l’esclavage» – est traversé d’ambiguïtés héritées de la longue traîne de l’imaginaire colonial et du fétichisme ethnographique. Deux mois plus tard, en mai 2020, c’était au tour de TF1 de se faire épingler. Dans le synopsis d’un épisode de la série «Joséphine, ange gardien» apparaissait en effet l’expression «beurette issue de banlieue», qui désigne une jeune femme d’origine maghrébine. De nouveau, les internautes ont réagi à ce terme qui participe des deux registres que sont le racisme et le sexisme en lançant le hashtag «#TF1Raciste.» Toutes ces polémiques témoignent d’un profond changement de société.
Les fantasmes suscités par la littérature coloniale
Dans ce genre littéraire, les colonies apparaissent comme une sorte d’Eden peuplé d’Eve primitives. Belles, tranquilles et silencieuses, elles déploient en toute occasion leur sexualité instinctive et luxuriante. «L'illustré» vous présente 4 célèbres ouvrages issus d'une époque pas si lointaine.
1. «Voyage autour du monde», de Louis-Antoine de Bougainville
L’explorateur français évoque longuement Tahiti, ce paradis perdu où les femmes sont comme «Eve avant son péché». Le livre frappera les imaginaires occidentaux. Aujourd’hui, l’on sait que les jeunes Tahitiennes furent placées de force dans les bras d’hommes européens.
2. «Salammbô», de Gustave Flaubert
Ce roman historique a pour sujet la guerre des Mercenaires, au IIIe siècle av. J.-C., qui opposa la ville de Carthage aux mercenaires barbares qu’elle avait employés pendant la première guerre punique .Si Flaubert chercha à respecter l’histoire officielle, il profita cependant du peu d’informations disponibles pour décrire un Orient à l’exotisme sensuel et violent.
3. «Noa Noa», de Paul Gauguin
Dans ce récit de voyage qui a grandement contribué à forger le «mythe Gauguin» - celui de l’artiste incompris, parti à Tahiti vivre en «sauvage parmi les sauvages»- le peintre parle longuement de la sensualité que lui inspire les jeunes vahinés et plus particulièrement de Tehura, son épouse âgée de 13 ans.
4. «Variations sur le thème de l’amour à Bourbon à l’époque de l’esclavage: 1848-1998», de Prosper Eve
Dans ce livre témoignage, repris sans recul par certains historiens contemporains, l’ecclésiaste Prosper Eve explique que «le libertinage auquel se livrent dès leur bas âge tous les Noirs, et les maladies qui en sont la suite inévitable ont été l’objet des observations des praticiens. La jeune négresse de huit à dix ans par exemple s’abandonne au premier venu […].»