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La famille Leu, le tatouage et la liberté dans la peau

Hippies dans le cœur et dans l’âme, les Leu cultivent la créativité, l’art du tatouage et de la peinture. Jusqu’au 31 octobre, les 20 membres de la «dynastie» exposent une série de leurs œuvres au Musée Tinguely à Bâle. Rencontre «peace and love» à Sainte-Croix.

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La famille Leu

Quand le corps devient une œuvre d’art. Sur cette image prise en mars 2021 à l’entrée de Sainte-Croix (VD), une partie du clan Leu, Loretta, désormais arrière-grand-mère, son fils Filip avec sa femme, Titine. 

Julie de Tribolet

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la famille Leu a le tatouage et la créativité dans le sang. Ayant exercé leur art dans les années 1980 au cœur de Lausanne, c’est désormais derrière les volets verts d’une jolie bâtisse de Sainte-Croix qu’une partie de la tribu – Loretta (75 ans), la maman, Filip (53 ans), le fils aîné, et Titine (52 ans), sa femme – continue à cultiver son inventivité débordante.

Dans l’atelier baptisé The Leu Family’s Family Iron, les multiples réalisations de ces adeptes de la philosophie hippie (également inspirés par les cultures punk et gothique) font vibrer les lieux: têtes de mort, sculptures florales, créatures mythologiques ou arabesques psychédéliques recouvrent les murs. Chaque centimètre retrace un bout de leurs aventures. Que ce soit les objets collectionnés dans leurs anciennes maisons, à Goa et à Ibiza, ou les photos de jeunesse des parents, quand ils vagabondaient à travers les continents dans les années 1970, après leurs études aux Beaux-Arts.

L'exposition de la famille Leu

«Leu Art Family. Caresser la peau du ciel» est un hommage à toutes les constellations qui composent ce cosmos d’artistes.

Daniel Spehr/ Museum Tinguely

Sur place, on découvre un cosmos hétéroclite fascinant, qui puise son essence jusque dans l’univers des BD. Pour l’anecdote, Filip a d’ailleurs rencontré sa compagne à La Marge, une librairie historique et spécialisée du genre à Lausanne. «Il était fan de DC Comics», raconte Titine, aujourd’hui peintre. Inséparable, le couple partage le même rituel matinal: celui du dessin libre au réveil, pour rafraîchir le coup de crayon et cultiver l’imagination.

Reconnaissable avec sa longue chevelure argentée, le premier de la fratrie Leu est un tatoueur réputé pour ses bodysuits, ces réalisations inspirées de la mafia japonaise qui recouvrent les corps comme une seconde peau, laissant le visage et les mains nues.

>> voir aussi notre galerie photo:  «J'utilise mon corps comme un tableau»

L'exposition de la famille Leu

Au Musée Tinguely à Bâle, la famille Leu a construit en 2021 une fresque de 4 mètres de hauteur qui retrace leurs aventures graphiques.

Daniel Spehr/ Museum Tinguely

Les autres branches de l’arbre généalogique rayonnent aux quatre coins de la planète, perpétuant la tradition familiale. Ama, la petite sœur de Filip, crée des vêtements inspirés par l’univers du tatouage pendant qu’Aia, la troisième, s’est fait un nom comme aquarelliste. Quant à Ajja, le benjamin, il donne vie à des peintures nées de projections lumineuses, tout en produisant de la musique électronique. L’attrait pour l’art coule dans leurs veines. Ils suivent ainsi le précepte que prônait leur père, Felix Leu, disparu en 2002 des suites d’un cancer: «Surround yourself with beauty» («Entoure-toi de beauté»).

La famille Leu

The Leu Family à Bombay en 1981. Nomades, ils ont vécu en Inde, à Ibiza, mais aussi en Grèce avant de s’installer en Suisse. Sur le cliché, on voit Loretta et Felix entourés de leurs quatre enfants, tous artistes en devenir.

Leu Family archives

Un mantra qu’ils souhaitent aujourd’hui partager avec les visiteurs de leur nouvelle exposition, Leu Art Family.Caresser la peau du ciel, au Musée Tinguely, à Bâle. L’événement rend hommage à 20 personnalités de la galaxie Leu: des professionnels aux passionnés, y compris la nouvelle génération. «Chaque membre représente une étoile dans cette toile tendue», commente Christian Jelk, commissaire de l’exposition. «C’est notre journal intime», suggère Filip, qui reste fasciné de voir les différences de style de chacun et chacune. Imaginez un livret de famille, mais déployé en une immense fresque de 4 mètres de hauteur qui habille à 360 degrés une des salles de ce musée historique.

En 2021, voir leur travail accroché dans ce lieu dédié à Jean Tinguely est tout un symbole pour les Leu. Pour en comprendre la raison, il faut retourner en 1965, lors d’une exposition du fameux sculpteur fribourgeois à New York. C’est là que Loretta, Sicilienne immigrée aux Etats-Unis, et Felix, Bâlois de naissance, se sont rencontrés pour la première fois. Le jeune Suisse était le fils de la première épouse de Tinguely, Eva Aeppli. Il assistait alors son beau-père. «Il serait fier de nous savoir exposés ici», glisse Loretta, un éclair traversant ses yeux.

Felix et Filip Leu

Père et fils tatouent un client dans leur atelier à Lausanne en 1983.

Leu Family archives

En feuilletant les albums de photos des membres de cette famille hors du commun, on s’immerge dans leur vie de nomades, au cœur de la société beatnik. Leur histoire est digne d’un film. Flash-back dans les années 1960, pour raconter les jeunes années de Loretta qui s’épanouit dans une Amérique baba cool et rock’n’roll. Felix, se rêvant pilote, étudie finalement à l’Art Institut de San Francisco avant d’embrasser son destin hippie. Sur les routes, les amoureux découvrent le tatouage. Le Suisse suivra l’apprentissage des plus grandes légendes de l’aiguille jusqu’au Japon. Ce savoir-faire, il le transmettra à son fils Filip.

A 14 ans, le jeune homme embarque à son tour dans un rituel initiatique aux quatre coins du monde pour maîtriser les secrets de cette esthétique. De l’encre à la peau. «On a grandi avec l’idée que l’art, c’était fun. Chez nous, on n’avait pas la TV, mais il y avait toujours du papier et des crayons pour dessiner», résume-t-il.

Felix et Filip Leu

Tel père, tel fils. Très jeune, Filip suit les enseignements de Felix, tatoueur. Ensemble, ils ont parcouru la planète pour nourrir leur art de nouvelles esthétiques.

Gigi Stoll

Pour Loretta, le talent n’est pas inscrit dans les gènes. «Tous les enfants possèdent une inventivité naturelle. Il faut juste leur donner l’opportunité, l’environnement de la faire grandir», souligne celle qui, depuis quelques jours, est arrière-grand-mère. Le petit Robin Azura Felix, petit-fils d’Ajja – le musicien – a rejoint le clan. Il porte le prénom de son arrière-grand-père, dont l’aura imprègne encore toute la lignée Leu.

Retour dans les seventies, en Inde, en Espagne ou encore en Grèce. «On vivait parfois sans électricité, sans eau courante, sans voiture», décrit Loretta. «C’était terrifiant, car on ne savait pas où on allait, mais j’ai adoré, rigole Filip. J’ai eu une enfance très chanceuse, riche et sans devoir aller à l’école.» Une vie de bohème, mais à la sauce helvétique. «Nos parents étaient quand même stricts. Ils nous ont inculqué la rigueur de l’apprentissage d’un métier. En ce qui concernait mon père, tu peux sortir une personne de la Suisse, mais tu ne sors pas le Suisse d’une personne», s’en amuse-t-il.

Filip Leu

Dans l’atelier «The Leu Family’s Family Iron» à Sainte-Croix, Filip dévoile son corps entièrement dessiné à l’encre. Le tatoueur est une référence mondiale dans l’art des «bodysuits», des tatouages qui recouvrent l’ensemble du corps, à part les mains, les pieds et le visage.

Julie de Tribolet

Après de nombreuses autres aventures impossibles à narrer dans un seul article, les Leu décident de poser leurs valises à Lausanne en 1981. Ils deviennent la référence du tatouage dans la région. Puis direction Sainte-Croix. «Les enfants grandissaient. Ce pays est parfait quand tu commences à avoir un certain âge», sourit Loretta. Peinture, voyage et tatouage rythment toujours leur quotidien. L’ensemble des quatre générations Leu compte se retrouver dès que les mesures covid seront levées. Ils se sont d’ores et déjà donné rendez-vous le 25 septembre prochain au Musée Tinguely pour le concert d’Ajja, qui promet une escapade trance psychédélique envoûtante.

>> voir aussi l'exposition «Leu Art Family. Caresser la peau du ciel», Musée Tinguely, Bâle, du 3 mars au 31 octobre 2021. 

Par Jade Albasini publié le 1 avril 2021 - 13:54