Pour les photos, nous misions sur les poules. Une artiste plasticienne qui crée des merveilles sur son ordinateur entourée de ses gallinacés, voilà qui vous posait le personnage. Las, en arrivant, la sentence est tombée. «Le renard a croqué les six en une nuit. Les filles étaient hyper-tristes», nous informe notre hôte. «Mais quand je leur ai dit que c’était une maman qui attendait des bébés, elles ont été consolées!» Pas le temps de s’appesantir sur le sort des volailles. Léonie Colette, 8 mois, fait la sieste, sa mère a déjà filé dehors pour nous faire faire le tour du propriétaire.
Camille Scherrer a poussé dans le Pays-d’Enhaut. Une enfance à crapahuter parmi les pommiers du verger familial, biberonnée aux papiers découpés du Musée du Vieux Pays-d’Enhaut, où travaillait sa mère. Avec son compagnon, elle a cherché un nouveau coin de montagne «où remettre les mains dans la terre, de vieilles planches à retaper».
Le couple a trouvé son bonheur à Forchex, hameau niché au-dessous d’Ollon, dont Léonie Colette est devenue la «29e habitante». Des chèvres doivent bientôt arriver pour tondre le terrain qui grimpe derrière la maison du XVIIe siècle. Une vieille grange va être transformée en loft pour héberger les proches en visite, l’ancienne laiterie accueillera un atelier de production et «une salle pour le loto des voisines ou pour jouer au jass».
Devant notre surprise amusée, elle insiste. «Ah, c’est hyper-important. J’adore tout ce qui est monstre popu. Et ce que j’aime ici, c’est qu’il y a un vrai mélange des générations. Les vieux sont contents de voir des jeunes qui reviennent s’installer dans le village.» L’un lui apprend à «bien écrémer le lait» pour faire du beurre et chacun garde un œil sur les petites, Olivia, 7 ans, et Joy, 3 ans. «Vous connaissez le proverbe «It takes a village to raise a child» («Il faut tout un village pour éduquer un enfant», ndlr)? Une nuit, Olivia a disparu. Je l’ai retrouvée cul nul dans les plates-bandes de la voisine, en train de croquer des haricots!» Et elle éclate de rire.
Poésie du quotidien, amour des traditions revisité à la sauce contemporaine, humour: autant d’éléments constitutifs de la personnalité et de l’œuvre de celle que les médias surnomment la «Heidi geek». On les retrouve dans sa dernière réalisation, «Jour de fête», une fresque en trompe-l’œil réalisée pour le cinquantième anniversaire du suffrage féminin et dévoilée le 8 mars dernier dans la vénérable Chambre haute de l’Assemblée fédérale.
L’initiative, née des trois sénatrices du bureau du Conseil des Etats, dont les Romandes Elisabeth Baume-Schneider (PS/JU) et Lisa Mazzone (Verts/GE), ne s'est pas concrétisée sans mal. «Il faut respecter à 100 000% le patrimoine de la salle. J’étais partie sur l’idée d’une projection sur la fresque d’origine (qui représente la Landsgemeinde d’Obwald du XVIIe siècle, ndlr), mais cela n’a pas été possible.» Alors elle a fait imprimer six tableaux de tissu tendu sur aluminium. La Landsgemeinde s’y orne de fanions roses, les femmes en costume téléphonent, un couple s’embrasse sur une balançoire. Un avion «Suissesses» passe dans le ciel, un soldat a la peau noire.
L’artiste a dû plaider sa cause auprès du président du Conseil des Etats, le conservateur Alex Kuprecht (UDC/ZH). Qu’elle a retourné comme une crêpe en parlant de ses montagnes, de son amour du folklore et de la tendre ironie, «les witz», comme elle dit, cachée dans l’œuvre. D’autant que le féminisme revendicateur, ce n’est pas son truc. «Si les femmes veulent descendre dans la rue, je leur dis: «Allez-y les meufs, c’est génial.» Moi, je le fais autrement.» Résultat, elle a eu droit à un discours enthousiaste de quinze minutes d’Alex Kuprecht, sous l’œil complice d’Alain Berset. «C’était si protocolaire, si différent d’un vernissage mondain! Pour moi qui suis vraiment à des années-lumière du monde politique, c’était une expérience très troublante. Et très cool!» La fresque doit désormais voyager de par la Suisse.
Plus jeune, celle qui passait son temps libre sur un snowboard envisageait plutôt les arts du cirque, pourquoi pas la voltige équestre. On l’imagine bien faire le clown enfant. «C’est juste. Dès qu’il y avait un moment triste à la maison, je grondais mes parents. Eh, oh, ça va po du tout!» Et de taper du poing sur la table. Après avoir tâté du cinéma à l’ECAL, elle bifurque en «media and interaction design». «Ce que j’aime, c’est faire bouger des trucs. J’adore le moment où ça sort de l’écran. Je suis toujours dans le mouvement.»
Sa carrière décolle dès l’obtention de son diplôme, couronné du Prix Pierre Bergé du meilleur diplôme de design européen. Le monde des montagnes, un livre inspiré des archives de son grand-père, prend vie sous une lampe et une caméra et a été exposé jusqu’au MoMA, à New York. «Il a permis à ma grand-mère de comprendre ce que je faisais!»
Pour le réaliser, elle avait dû aller, «au culot», demander de l’aide à l’EPFL, car l’ECAL avait été dépassée par ses demandes technologiques. «Ils ont dû me prendre pour la barjo de service», s’esclaffe-t-elle. Le codeur Julien Pilet la prend sous son aile, lui apprend à déchiffrer les algorithmes, l’emmène à un symposium de réalité augmentée. «J’aime cette émulation et cette émulsion», explique celle qui se définit avant tout comme designer.
Depuis, la jeune femme a couru le monde, d’installation en exposition, sollicitée par des marques comme Louis Vuitton ou des institutions. Son univers onirique de sapins et de renards a pris vie sur les façades d’un building monumental à Séoul, du Grand Palais à Paris, du Philharmonique de Rotterdam ou encore du château de Gruyères. En décembre dernier, c’est l’ancienne maison de ville, bâtiment classé sur la place du Marché à Aigle, qu’elle a illuminée pour les Fêtes.
Après avoir enseigné dix ans durant à la Haute Ecole d'art et de design (HEAD) de Genève, la Vaudoise a décidé de faire une pause avant l’arrivée de la petite dernière. Camille avoue avoir apprécié «ce moment cocon» qu’a constitué pour elle le semi-confinement. Elle savoure le luxe de pouvoir travailler depuis son nid – elle s’amuse de voir les oiseaux se presser au «McDrive», la mangeoire qu’elle a installée devant la fenêtre de son bureau – et d’avoir mis la pédale douce sur les voyages. «Une année, je me suis rendue trois fois en Corée du Sud. On devient un peu neuneu. Et puis, mes projets n’ont pas besoin de moi pour vivre.»
Pour ses créations, elle aime partir d’un élément concret. Ainsi, approchée par le futur Musée Ramuz, à Pully, elle a pensé à l’encre de l’écrivain. Qu’elle traduira peut-être en dessinant une fresque au moyen de pigments de couleur interactifs. Pour l’Hôpital des enfants actuellement en construction au CHUV, elle s’est appuyée sur les jeux des blocs de bois. Dans l’espace d’attente, les enfants pourront se glisser à l’intérieur de sièges pour découvrir des histoires à écouter ou «à guigner». Ils circuleront grâce à un jeu de piste visuel. Dans la salle de réveil, les petits patients ouvriront les yeux sur une fresque au plafond. «Je veux les remettre au centre, utiliser leur instinct visuel, faire confiance à leur imaginaire.» «Et les biches et les renards, alors?» se sont étranglés certains. «J’aime réaliser des choses jamais faites, les défis.» Mais, c’est promis, elle a «toute une meute dans [son] ordi, prête à surgir».
Les petites vont bientôt rentrer de l’école, il est temps de prendre congé. Nous repartons les bras chargés de branches d’abricotier prêtes à fleurir. Avec l’intention de rechercher, dans la fresque en hommage au suffrage féminin, le personnage de légende qu’y a glissé, en un clin d’œil witzig, Camille Scherrer: Betty Bossi.
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