A la fin de son premier solo devant une salle comble à l’Arsenic, à Lausanne, en janvier dernier, les messages d’admiration à l’attention de Diana Akbulut inondent ses comptes publics et privés. «Tu es une prophète», «J’avais l’impression de voir une alchimie surnaturelle se déployer sur scène» ou encore «Elle est inscrite dans le réel mais pourtant vous fait le cadeau d’une autre dimension». Voilà un échantillon d’éloges quasi mystiques tombés dans sa boîte de réception. «Je suis parfois mal à l’aise. Ce que les gens me disent, c’est tellement précieux», confie la chorégraphe romande. Ce qui émane de l’artiste de 32 ans, c’est une forme de poésie physique, une énergie chamanique, inspirée de ses origines kurdes aux croyances alévies, un courant libéral de l’islam dans lequel les prières passent aussi à travers le mouvement.
Avec son premier solo, «Amour Grenade», né lors du festival Emergentia à Genève, elle a touché au plus profond le public et particulièrement ses Sassy, les participantes à ses cours de danse au style hybride. Un soir, place à la gestuelle féminine sur talons, le lendemain, plongeon dans un corps plus tribal, ancré dans le sol. «Pour comprendre la magie qui s’opère dans le studio, il faut être présente», nous souffle-t-elle. Ensemble, elles forment une sororité dynamique. De quatre danseuses en 2015, elles sont dorénavant plus d’une centaine. Et la liste d’attente ne désemplit pas. Elles sont nombreuses à vouloir intégrer cette communauté menée par Daya Jones, son pseudonyme né des «battles» hip-hop.
Pour comprendre ses influences, il faut plonger dans son passé. Diana Akbulut, qui vient d’une fratrie de cinq enfants, est bercée par l’ambiance des quartiers populaires lausannois. A 14 ans, elle passe son temps libre dans des centres socioculturels de l’Ouest lausannois et s’inspire du groove des «breakers» et des «street dancers». Son alias naît de l’univers hip-hop. Elle explore ensuite la danse urbaine et différentes pratiques artistiques de Paris à New York. De retour en Suisse, elle travaille dans le marketing et la communication. Mais la danse la rattrape à 25 ans. Elle rejoint la compagnie professionnelle de la chorégraphe Marion Motin. Diana, alias Daya, part alors en tournée internationale avec huit autres danseuses, les Swaggers. Les années passent, elle affine sa signature chorégraphique, en quête de mouvements singuliers qu’elle insuffle dans ses ateliers Sassy. En 2020, elle reçoit le Prix de la relève de la Fondation vaudoise pour la culture.
Tout au long de sa carrière, ses Sassy ne la quittent pas. Des amitiés solides naissent. A l’intérieur des groupes, se soutenir et s’encourager est devenu un mantra. «Elles ont des compétences incroyables et m’ont aidée à breveter le concept par exemple», raconte encore Diana Akbulut, touchée par toutes ces femmes et les personnes non binaires rencontrées sur son chemin. «Il nous faut maintenant encore plus d’espace, de plages horaires, de «workshops», d’ateliers d’improvisation pour accueillir davantage de gens merveilleux! On va lancer un appel à la ville de Lausanne pour trouver un lieu rien qu’à nous», précise l’artiste entrepreneuse. «La pandémie a détruit beaucoup de liens sociaux, qu’il faut renouer», insiste-t-elle. «Le collectif nous donne une force inimaginable», ajoute Julie Maillard, récente Sassy, qui épaule l’artiste sur de nombreux projets. «Certaines ont subi des traumatismes. Oser jouer avec leur sensualité en assumant des chorégraphies sexy a des effets thérapeutiques», assure la chorégraphe. «Tu nous permets vraiment de lâcher prise», lui répond encore son acolyte, également responsable communication de Photo Elysée.
A côté du Sassy, Daya Jones a d’autres projets en parallèle. Après avoir dansé pour Stromae dans le «Tonight Show Starring Jimmy Fallon» sur la chaîne américaine NBC, elle entame 2022 en se produisant devant une salle comble tous les soirs. Elle prépare pour juin prochain une nouvelle performance pour l’inauguration officielle de Photo Elysée et du Mudac, à Lausanne. Avant cela, elle animera des ateliers de médiation en danses urbaines l’Arsenic, à Lausanne – théâtre où elle vient d’être nommée artiste associée –, tout en reprenant son rôle d’enseignante à la Manufacture, Haute Ecole des arts de la scène. «En ce moment, j’ai très envie de raconter la danse avec des vidéos ultra-soignées! Continuer à chercher ce qui m’entraîne! Et ce qui entraîne les autres.» Diana Akbulut puise peut-être sa force chez Ishtar, déesse mésopotamienne, figure matriarcale, guerrière et aimante. La jeune trentenaire avoue surtout ne jamais se lasser de voir des femmes «empowered» («réhabilitées»), reprenant confiance en elles devant le miroir d’un studio de danse.
Zoom sur le Sassy
Le mot anglais «sassy» se traduit par impertinent. Un nom militant pour définir la philosophie de mouvements créée par Daya Jones.
Né en 2015 de l’imaginaire pluriel de Daya Jones, le Sassy est un concept de cours de danse dessiné pour s’émanciper des diktats. Elle se nourrit de l’essence de nombreux styles: hip-hop, street jazz, danse contemporaine, voguing, krump, mouvements alternatifs, etc. «Dans mon travail personnel, je me suis aussi inspirée des combattantes kurdes et des danses sacrées des alévis», explique la chorégraphe. L’important, c’est de narrer une histoire avec son corps. Que les participantes, une centaine par semaine aujourd’hui, soient portées par les découvertes et le plaisir de faire partie d’un tout. «Dans mes cours, les Sassy sont toujours en alerte! On s’encourage toutes! Je réfléchis à comment s’imprégner du féroce, du désir, de l’amour... Mon travail, c’est de faire entrer ces sensations dans le corps et qu’elles se répercutent dans nos danses!» Avec cette philosophie sensorielle et bienveillante, elle touche le grand public. Les danseuses ont de 18 à 56 ans. Et toutes les femmes, et personnes non binaires, curieuses sont les bienvenues! En deux mots? Le Sassy, porté par l’artiste Daya Jones, est à la fois «doux et tranchant».