Il aura 50 ans cet été, ce père de cinq fils avec trois mamans différentes. Il est bien sûr le frère du marin suisse le plus titré de l’histoire de la voile, le regretté Laurent Bourgnon. Mais son propre palmarès n’est pas vilain non plus, avec notamment une victoire (avec Laurent) à la Jacques Vabre, la célèbre transat en double. Avec son fils Mathis, 24 ans, il est devenu champion d’Europe en 2019 sur catamaran de sport. Et le tandem vise le titre mondial cet automne. Mais il n’y a pas que les coupes et les records dans la vie d’un marin. Il y a aussi la mer. Et celle-ci est malade.
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Malade de l’inconscience des 8 milliards d’êtres humains qui lui balancent, entre autres cochonneries, une bonne dizaine de millions de tonnes de plastique chaque année dans ses flots de moins en moins bleutés. Yvan Bourgnon n’étant pas du genre insensible malgré sa carrure de catcheur, il fonde The SeaCleaners peu après la mort de son frère dans un accident de plongée à Tahiti. Six ans plus tard, le premier bateau recycleur n’a pas encore pointé le bout de son étrave. Mais les premiers coups de ponceuse de ce projet à la fois sage et fou devraient résonner l’année prochaine. Et qui sait si dans dix ans, ce ne sera pas un, mais dix, cent, voire mille Manta qui redonneront aux eaux turquoise leur pureté d’avant le plastique.
- C’est le contraste entre vos souvenirs de tour du monde sur le voilier familial avec vos parents et votre frère Laurent, il y a quarante ans, et l’état des mers actuel qui vous a motivé à créer The SeaCleaners?
- Yvan Bourgnon: Oui, c’est certain que le contraste entre les océans de mon enfance et ce qu’on peut voir aujourd’hui est énorme. Et il n’y a pas que le plastique qui altère les mers: j’ai aussi fracassé quatre bateaux contre des containers dans des courses que j’aurais dû gagner! Et puis il y a eu la disparition de mon frère Laurent, en juin 2015. La même année, j’avais un sponsor et un projet pour participer au Vendée Globe. Mais dans ce contexte tragique, j’ai préféré renoncer et lancer cette association. J’avais besoin de faire quelque chose de positif pour le plus grand nombre.
- Que répliquez-vous à ceux qui affirment que repêcher le plastique flottant déjà dans les océans ne sert à rien? Pire, que cela donnerait même la fausse impression qu’on peut remédier à ce fléau en allant le repêcher?
- Cela m’exaspère d’entendre qu’on ferait presque mieux de laisser ce plastique dans les mers. Je suis convaincu qu’il vaut toujours la peine d’en récupérer le plus possible. Et les gens ne sont pas idiots: ils ne penseront pas que nos récoltes de déchets suffiront à résoudre le problème et leur permettront donc de continuer à jeter du plastique dans les eaux. Ce n’est pas parce qu’on a inventé le camion poubelle que les habitants d’une ville jettent leurs détritus dans les rues. En revanche, je suis évidemment convaincu qu’il faut agir aussi sur les origines du mal, pas seulement sur ses conséquences. Notre projet va d’ailleurs dans ce sens en étant également un projet de sensibilisation et d’innovation. Mais le problème actuel, c’est qu’il n’y a aucun signe indiquant une tendance à la baisse de la pollution par les plastiques. Il est donc pertinent de développer, comme nous le faisons, des solutions de récolte et de traitement de ces déchets.
- Il en faudrait combien, de vos bateaux, pour que la récolte du plastique devienne véritablement efficace?
- Avec 400 Manta, on aurait la capacité de récolter et de traiter environ le tiers des déchets plastiques finissant chaque année dans les mers. Avec un bon millier de Manta, on s’approcherait d’une capacité comparable à la pollution totale. Ce serait bien sûr fabuleux, avec une telle flotte intelligemment répartie sur le globe, d’empêcher la majorité du plastique de ravager des espèces marines et de se fragmenter progressivement dans les mers du globe en les polluant de manière grave et irrémédiable. Mais même s’il n’y avait finalement que dix bateaux construits et actifs pendant trente ans, leur impact médiatique et pédagogique serait très fort et contribuerait sans doute à la prise de mesures drastiques à l’échelle mondiale.
- Le premier Manta à l’eau, c’est toujours prévu pour 2024?
- Normalement oui. La phase d’étude est terminée. Le dossier de consultation pour les chantiers navals est en bonne voie. Nous finissons de dessiner les derniers détails et la mise en chantier du premier prototype devrait démarrer en 2022.
- Au niveau du financement, vous en êtes où?
- Nous avons presque 10 millions d’euros à disposition, donc un tiers du budget de construction du premier bateau. Il nous faut encore trouver un autre tiers pour pouvoir lancer la construction.
- En Suisse, votre association The SeaCleaners vient d’ouvrir des bureaux à Genève. Vous avez du succès dans votre pays natal sur le plan du mécénat?
- Cette longue année covid ne nous facilite pas la tâche. Nous devions être présents sur de gros événements comme le Montreux Jazz et Paléo, mais ces festivals ont été annulés et sont encore très incertains cette année. Plus généralement, je constate qu’en Suisse les entreprises sont plus hésitantes qu’en France à soutenir un projet comme The SeaCleaners. Ici, on préfère le mécénat personnel ou via une fondation, mais on ose moins impliquer le nom de l’entreprise. En France en revanche, les dirigeants sont plus enclins à impliquer leurs collaborateurs dans un tel projet en estimant que ce type de partenariat est valorisant pour l’image et motivant pour leur personnel.
- Peut-on carrément imaginer que des Etats intègrent votre projet?
- Tout le monde est le bienvenu. Nous serions par exemple enchantés – rêvons un peu – de fournir les plans du bateau aux Chinois et qu’ils en construisent des dizaines. Ce pays est le plus grand producteur de plastique du monde et ses fleuves charrient des centaines de milliers de tonnes de ces déchets vers les océans chaque année. Ce serait logique que la Chine, qui a décidé de réagir drastiquement contre ce fléau, s’équipe d’une flotte de Manta le long de ses côtes et aux embouchures de ses fleuves. En comparaison, on estime que la France ne rejette dans les mers qu’un centième du plastique actuellement rejeté par la Chine.
Le plastique, reflet de notre inertie écologique collective
C’est une folie, une honte: en 2021, notre espèce, si fière d’elle-même, de sa science et de ses technologies, s’entête à infecter les mers et les fleuves avec du bête plastique. Histoire et chiffres d’une pollution suicidaire.
Les statistiques de la matière plastique sont effarantes et permettent de mieux comprendre l’ampleur du défi écologique qu’elle pose et qu’elle posera sans doute encore longtemps. Depuis les années 1950, décennie de son véritable essor, ce matériau a envahi notre vie quotidienne. Cette année, on en fabriquera 400 millions de tonnes dans le monde, soit 50 kilos par être humain. Sur ces 400 millions de tonnes, 100 millions entreront tôt ou tard comme déchets dans la nature, pollueront donc terres, rivières et océans. La production de ces polymères absorbe 4% de la demande mondiale de pétrole et de gaz naturel. Et cette industrie gigantesque a de l’avenir: certains spécialistes estiment qu’elle devrait encore croître de 30% d’ici à 2030. Le projet de voirie marine Manta d’Yvan Bourgnon a donc, hélas, plus que jamais des raisons d’exister.
Ces 70 années de civilisation du plastique n’auraient pourtant jamais conduit à une misère environnementale et sanitaire de cette ampleur si le bon sens et la responsabilité l’avaient emporté sur la cupidité et le cynisme. Ces matériaux synthétiques, désormais très variés (polyéthylène, polypropylène, polystyrène, polyuréthane, etc.), destinés souvent à des produits au cycle d’utilisation très court, exigeaient le développement d’une gestion efficace et vertueuse de leur fin de vie. Faute d’une telle prévention, la Terre a, une nouvelle fois, servi et continue à servir de poubelle. Sacs, bouteilles, jouets et mille autres objets en plastique s’accumulent dans tous les écosystèmes, s’y fragmentent en particules de plus en plus petites. Les effets exacts sur la santé humaine de ces microplastiques sont encore très mal connus. Mais ils sont déjà soupçonnés de favoriser des maladies graves. L’OMS a promis en 2019 de réaliser une étude qu’on attend encore.
Pour ne prendre que la problématique concernant le projet de bateau collecteur d’Yvan Bourgnon, celle de la pollution des mers, les experts estiment qu’une centaine de millions de tonnes de matière plastique artificielle a déjà fini, directement ou indirectement via les fleuves, dans les océans depuis les années 1950, principalement au cours de ces trente dernières années. Une centaine de millions de tonnes de plastique, cela représente une couche de 1 mètre de déchets non compactés (60 kilos par mètre cube) recouvrant tout le canton de Fribourg…
Et ce cauchemar absolu est loin d’être terminé: chaque année désormais, c’est une dizaine de millions de tonnes de plastique qui vient s’ajouter à ces gigantesques décharges marines qu’on surnomme désormais le septième continent. Rappelons qu’avant de se dissoudre, ces objets flottants peuvent être avalés par de malheureuses espèces animales dont certaines sont littéralement décimées par ce poison. D’autres créatures meurent enchevêtrées dans certains plastiques. Et les récifs coralliens, déjà dans un état catastrophique pour d’autres raisons, notamment climatiques, souffrent également du plastique.
Outre les dangers de la contamination des eaux et des sols, les pollutions dues à une incinération souvent rudimentaire de ces déchets dans les pays les plus pauvres ainsi que les nuisances des décharges et des recyclages non conformes, les montagnes de déchets plastiques traversant les mailles de la récupération sont un fléau écologique et sanitaire majeur. Et sur le plan économique, les conséquences se chiffrent en centaines de millions de dollars, notamment pour la pêche, le tourisme et le commerce maritime.
Selon le WWF, très actif face à l’invasion de la nature par le plastique, sortir de cette crise passe par un changement radical tout le long de la chaîne du plastique. Une mesure comme l’interdiction des pires plastiques à usage unique permettrait déjà de réduire de 40% la demande en plastique. Une mise à niveau mondiale des plans de gestion de déchets faciliterait l’objectif idéal de 100% de déchets collectés. Et puis le WWF plaide pour la signature d’un traité mondial, à l’image du protocole de Montréal qui avait permis de sauver la couche d’ozone, un traité qui viserait l’élimination de toute pollution plastique et de toute fuite supplémentaire de plastique dans les océans. Si cette utopie devait se réaliser, ce serait au tour des catamarans Manta d’Yvan Bourgnon de devoir se recycler.