A la tête du Département fédéral de justice et police depuis le 1er janvier, la Jurassienne Elisabeth Baume-Schneider a d’abord refusé notre demande d’un entretien en tête à tête pour le 8 mars. Par respect de la règle des cent jours, notamment. «Répondre seule ne m’intéressait pas, parce que la réalité des femmes, c’est aussi la solidarité, l’envie d’être utiles les unes aux autres», précisera-t-elle. La nouvelle conseillère fédérale a néanmoins consenti à échanger avec six jeunes femmes romandes, choisies par L’illustré. Le hasard a voulu qu’elle les accueille elle-même le 22 février, à l’entrée de l’aile ouest du Palais fédéral, s’improvisant huissière. Cocasse. Cela n’empêchera pas une (petite) mise au point, en préambule à notre table ouverte: «Vous êtes toutes des personnes d’exception, mais pour moi chaque femme est exceptionnelle; quel que soit son statut, chacune mérite le respect et la dignité, particulièrement le 8 mars.»
- L’illustré: Cette table ouverte consacrée à la condition féminine est publiée à l’occasion de la Journée internationale des femmes. Au fond, Madame la conseillère fédérale, n’est-il pas triste que cette journée, instaurée en 1910, soit encore d’actualité?
- Elisabeth Baume-Schneider: Non, ce n’est pas triste, dans le sens où c’est une cause qui doit être transversale. On ne peut d’ailleurs pas la résumer à un seul jour. Cette année, il y aura par exemple aussi la grève féministe. Il y a plein de moments où l’on doit réfléchir aux questions d’égalité, de diversité et de tolérance. L’avantage du 8 mars, c’est que chacun·e sait à quoi cette journée-là est dédiée. Moi, la première fois que j’ai pris part à une grève féministe, c’était en 1991. Ça paraissait presque un peu exotique. Depuis lors, la parole s’est libérée, par rapport aux parcours de vie, mais aussi pour dénoncer des souffrances, que ce soit avec le mouvement «#MeToo», le travail d’introspection au sein de l’Eglise ou ailleurs. Il faut maintenir cette journée.
- Carolina Gonzalez: Je ne pense pas que ce soit triste non plus, parce que le 8 mars marque la journée internationale de la lutte pour le droit des femmes. C’est la célébration d’une lutte qui continue. Sous cet angle-là, il y a donc de quoi être plus motivée qu’attristée.
- L’illustré: Il reste énormément de travail à accomplir. Le sexisme est profondément ancré dans la société et difficile à bouger. Le 14 juin 2023 sera marqué par la grève des femmes, vous l’avez dit. Serez-vous dans la rue, Madame la conseillère fédérale?
- Elisabeth Baume-Schneider: Je ne sais pas encore, mais possiblement, si ma participation a du sens et qu’elle peut être utile à la cause, justement. Comme l’a relevé Mme Gonzalez, cette logique de solidarité est importante. Solidarité par rapport à des thématiques actuelles ici, en Suisse, mais aussi ailleurs. J’ai volontiers scandé: «So, so, solidarité avec les femmes du monde entier!» Je pense que c’est important quand on pense par exemple à l’avortement, qui est remis en question. Des pas gigantesques ont été réalisés, mais il y a aussi des pas en arrière contre lesquels on doit résister ou se battre.
- Sarah Atcho: On vous sait très engagée pour la cause féministe. Ressentez-vous une pression particulière de la part des femmes à ce sujet? Et pensez-vous que cette cause devrait être défendue de façon plus large?
- Elisabeth Baume-Schneider: Je souhaiterais que ce soit réparti entre les femmes et les hommes, parce que pour moi, c’est une cause transversale. En tant que politicienne, je représente une minorité. Un peu plus de garçons que de filles viennent au monde, mais dans la réalité de la représentation politique, la majorité est nettement plus masculine, à Berne notamment. Je suis aussi minoritaire parce que je suis francophone. Oui, je pense qu’il y a des attentes, mais je suis plutôt contente d’essayer de les incarner. J’ai aussi toujours dit qu’on était parfois des élu·e·s de circonstance. Moi, je reste favorable aux quotas. Je n’ai aucun problème avec l’argument selon lequel une femme élue a moins de valeur si elle est une «femme de quota». Tant que l’égalité n’est pas réalisée, il est normal, je trouve, d’avoir des ajustements, des éléments de régulation, à tous les niveaux.
- Joy Purro: Mais lorsque l’on doit engager une femme, est-elle toujours compétente? Ne craignez-vous pas que les quotas prétéritent parfois le statut de la femme?
- Elisabeth Baume-Schneider: Il y a bien assez de femmes compétentes! Quand il y a une minorité de femmes, à compétences égales, autant choisir une femme. Dans les commissions parlementaires, par exemple, il faut faire l’effort de chercher. On a tous et toutes nos réseaux et on oublie parfois de regarder au-delà. Certains disent que c’est un scandale, qu’on engage des femmes incompétentes alors qu’il y a des hommes très compétents. Ce qu’il faut éviter, ce sont les femmes alibis. Si l’on se dit qu’on doit absolument avoir une femme dans telle commission et qu’on choisit quelqu’un qui n’en a peut-être pas la compétence ou l’envie, ça dysfonctionne.
- Jeanne Käser: Il reste des biais inconscients, notamment à l’étape de l’embauche. Je me souviens d’avoir lu une étude qui proposait à des employeurs les CV totalement identiques d’un candidat et d’une candidate. En changeant uniquement le nom et la photo, systématiquement, les recruteurs choisissaient l’homme. Pour avoir une vraie chance, la femme devait présenter le double de qualifications que son concurrent masculin!
- Joy Purro: Mais le fait d’embaucher un homme parce que c’est un homme pose aussi la question de ses compétences.
- Valentina Andrei: Moi, je viens d’avoir un petit garçon, qui a 8 mois. On a dû l’inscrire à la crèche avant même sa naissance et cette place sera disponible pour lui au mieux d’ici à deux ans. Il faut jongler avec les mamans de jour. J’ai la chance d’être indépendante, de pouvoir travailler le dimanche ou le soir, en fonction des besoins, mais dans un bureau, avec des horaires fixes, une jeune maman ne peut pas être l’égale d’un homme.
- Elisabeth Baume-Schneider: Ou alors il y a une répartition des tâches familiales. Lorsque j’ai été élue au Gouvernement jurassien pour la première fois, mes deux garçons étaient âgés de 2 et 9 ans. C’est vraiment mon mari qui a pris en main la vie à la maison.
- L’illustré: Diriez-vous que cela a été votre chance?
- Elisabeth Baume-Schneider: Cela a surtout été une chance pour mes fils, qui ont été élevés par un papa génial. Ces questions ne sont pas si simples à résoudre, mais vous avez raison à propos des structures d’accueil, Madame Andrei. D’ailleurs, c’est un débat qui occupe justement le parlement.
- Valentina Andrei: Comment cette situation est-elle possible dans un pays riche comme la Suisse?
- Elisabeth Baume-Schneider: C’est intéressant, ce que vous demandez. A cause de la situation sordide de la guerre dans leur pays, de nombreuses mamans ukrainiennes, très bien formées, sont arrivées avec leurs enfants et ont été étonnées de constater qu’en Suisse le système de garde n’est pas si génial que ça.
- Valentina Andrei: Une femme avec un enfant laisse forcément un peu le travail de côté. Elle n’a d’autre choix que de travailler moins et, au final, ça la pénalise.
- Elisabeth Baume-Schneider: Les femmes sont régulièrement pénalisées. Une femme qui, par exemple, quitte à un moment donné son parcours professionnel, avec ou sans carrière, voit son salaire réduit, parce qu’elle va perdre soit des annuités complètes, soit des demi-annuités. Pareil au niveau des assurances sociales.
- Carolina Gonzalez: En 2017, la Suisse a ratifié la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence faite aux femmes et la violence domestique, qui augmentent dans notre pays. Est-ce que la Confédération va faire quelque chose et, si oui, quoi et qu’en est-il du recensement des féminicides?
- Elisabeth Baume-Schneider: Un débat a lieu sur la possibilité d’introduire le terme «féminicide» dans le Code pénal. C’est déjà un progrès qu’on parle désormais de «féminicide» dans les médias. «Crime passionnel», ça ne veut rien dire. Au niveau de la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul, Mme Keller-Sutter, ma prédécesseure, avait mis en place un dialogue avec les cantons pour regarder comment améliorer la situation de manière préventive, active, sur la question de la violence intrafamiliale. On a tiré un bilan intermédiaire la semaine passée (mi-février, ndlr). La situation s’améliore en ce sens que, maintenant, tous les cantons considèrent que la violence intrafamiliale nécessite des actions, que ce soit dans la formation de la police ou dans la prise en considération, dans les hôpitaux, des victimes de violence, femmes et hommes – parce que c’est aussi une histoire d’hommes. Il faut aussi se préoccuper des auteur·rice·s de violence, à travers des programmes de prévention. Donc il y a une volonté. Il y a aussi des motions qui ont été tout récemment adoptées pour demander un numéro d’urgence 24 heures sur 24 pour les victimes de violence. Pour le recensement des féminicides, c’est compliqué, parce que cela relève de la compétence des cantons, mais on avance.
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- L’illustré: En Espagne, les féminicides sont systématiquement évoqués dans les journaux télévisés et font l’objet d’une statistique nationale.
- Elisabeth Baume-Schneider: L’Espagne est un exemple en Europe. Depuis 2003, les autorités espagnoles mènent une politique offensive et active contre la violence intrafamiliale et les violences faites aux femmes.
- Lorena Stadelmann: Souhaitez-vous vous inspirer de cette attitude offensive?
- Elisabeth Baume-Schneider: A mon sens, il est très, très important de nommer les choses, de les dire, mais aussi de former les gens pour qu’on puisse repérer, détecter. Il faut agir. Le plus massivement possible. C’est un problème qui concerne toute la société. Je pense aussi que plus on prend en considération les auteur·rice·s de violence, mieux c’est. Parce qu’il est très difficile pour un homme ou une femme d’assumer qu’il ou elle a frappé son ou sa partenaire. Il y a aussi tout le débat sur le viol aux Chambres fédérales. Il s’agit de définir une position consensuelle entre «seul un oui est un oui» et «un non est un non».
- Lorena Stadelmann: Qu’est-ce que vous entendez concrètement par «prendre en considération les auteurs»? Cela passerait-il par l’éducation à l’école?
- Elisabeth Baume-Schneider: L’école, oui, mais même si quelqu’un a été reconnu auteur d’une violence, indépendamment de la peine, il faut qu’il existe vraiment un programme pour suivre ensuite les personnes agissant dans la violence. Parce que souvent, on le sait, les personnes concernées ont été victimes de situations de violence, en proie par exemple à de l’alcool, des drogues ou autres. On doit en tenir compte. Certains cantons ont des programmes comprenant des groupes de parole, sur le modèle de ce qui se fait aux Alcooliques anonymes. On peut apprendre à reconnaître les éléments constitutifs d’un comportement de violence potentielle. Et ça me semble vraiment important.
- L’illustré: Le covid a montré à quel point les métiers essentiels sont exercés par des femmes et précaires. Selon vous, que pourrait-on faire pour mieux valoriser ces professions?
- Elisabeth Baume-Schneider: Il y a eu l’initiative sur les soins infirmiers forts, qui a été acceptée par le peuple. Elle doit maintenant être mise en œuvre. Cela va se faire gentiment. On va former davantage de personnel soignant, mais ce qui est surtout important, c’est que les gens puissent durer dans leur profession. Or on sait que dans les sept premières années, on a énormément de «drop-out», autrement dit de personnes qui quittent les métiers de soins, parce qu’ils sont trop éprouvants.
- L’illustré: Vendeuse en grande surface, blanchisseuse ou assistante en soins médicaux sont aussi et surtout des métiers mal payés.
- Elisabeth Baume-Schneider: C’est vrai, il y a ces questions de salaire. Dans la plupart des professions dites systémiques – je pense aux crèches –, les personnes sont peu payées. Et ce sont des professions typiquement féminines.
- Jeanne Käser: Dans le milieu universitaire, en particulier dans les branches scientifiques, la majorité des profs sont des hommes et plus on avance dans la carrière académique, plus le ratio de femmes diminue. Pour moi, cela pose un gros problème de représentation et ça questionne tout un système. Est-ce aussi le cas en politique et quelles sont les pistes pour contrebalancer la tendance?
- Elisabeth Baume-Schneider: Il n’y a pas de solutions toutes faites, bien sûr, mais on a des indicateurs. C’est vrai qu’il y a par exemple plus d’étudiantes que d’étudiants en médecine, mais au bout du compte, il y a plus de médecins hommes en exercice. Je pense que le temps partiel est une réponse possible. Parce que si les femmes, comme les hommes d’ailleurs, peuvent faire carrière à temps partiel, on aura une meilleure répartition des tâches. Moi, j’ai fait le choix – et j’en suis assez fière – d’engager des collaborateurs personnels avec des temps partiels. Plutôt que d’avoir deux personnes à 100%, j’ai choisi d’avoir trois personnes à 70%. Mes deux responsables de la communication, une femme et un homme, travaillent tous les deux à 80%. Je pense que le temps partiel est vraiment une bonne réponse pour essayer de mettre en œuvre la parité. Ce n’est pas le joker absolu, mais il faut essayer de nouvelles pistes.
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- Lorena Stadelmann: Dans mon métier, je travaille beaucoup avec mon corps. C’est mon instrument. Comment vous-même, dans le domaine politique, intégrez-vous votre corps?
- Elisabeth Baume-Schneider: Vaste question! Mon corps en tant que tel, je pense qu’à bientôt 60 ans je suis assez à l’aise dedans. Je pourrais perdre un peu de poids, mais je trouve que ça va à peu près. En politique, l’apparence des femmes est beaucoup plus observée que celle des hommes. L’habillement, surtout. Je vous avoue être allée chez le coiffeur avant notre rencontre. Si certains hommes politiques peuvent porter des costumes qui ne ressemblent pas à grand-chose, ça n’a pas l’air de les déranger et, surtout, personne ne le leur dit. Tout cela pour souligner que l’image, donc le corps, en politique, est quelque chose d’assez tabou, plutôt retenu et pas très exubérant.
- Lorena Stadelmann: Mais cela constitue-t-il une préoccupation? Avez-vous dû y réfléchir?
- Elisabeth Baume-Schneider: Oui. Par exemple, j’ai des cheveux gris. J’ai décrété que j’allais les laisser ainsi. J’en ai discuté avec mes copines. Quand je me suis présentée au Conseil des Etats, certaines estimaient que je ne pouvais pas garder mes cheveux gris, que ça n’allait pas, que ça me vieillissait. On en a parlé, mais j’ai choisi de les garder, parce que je me sens bien comme cela.
Avant de prendre congé de la conseillère fédérale, le débat s’achève autour de l’usage de l’écriture inclusive. Apprenant que L’illustré, à l’image des Chambres fédérales, a choisi de ne pas l’adopter, Elisabeth Baume-Schneider demande, au nom de toutes les participantes, hilares, que cet article soit rédigé de la sorte. Défi relevé, mais cela vous a-t-il convaincu·e·s?