La Chine tire la langue. Sa langue de bœuf. Cette mauvaise manière inquiète le monde entier, et d’abord les voisins méridionaux de la République populaire, y compris Taïwan, la province dissidente. On dit langue de bœuf parce que ça en a la forme: neuf traits dessinés sur la carte de la mer de Chine du Sud, tout près des côtes du Vietnam, de la Malaisie et des Philippines, qui délimitent un immense espace marin. Et les Chinois disent: «Tout cela est à nous.» Le pouvoir communiste avance cette revendication gargantuesque avec d’autant plus d’aplomb qu’elle avait été posée avant lui, en 1947, par les nationalistes, deux ans avant leur déroute malgré le soutien américain.
Dans cette mer qui est presque un océan, il n’y a pas que de l’eau salée. On y trouve des centaines d’îles, d’îlots, d’atolls rassemblés principalement en deux archipels: les Paracels, que les Chinois appellent Xisha («sable de l’ouest») et les vietnamiens Hoàng Sa (ils les veulent aussi), et les Spratleys, Nansha («sable du sud») en chinois.
Naturellement, pour contrôler toute cette eau et tout ce sable, il ne suffit pas de dessiner des traits sur une carte. Il faut avoir à sa disposition une puissance navale, que la Chine est en train de développer avec cette frénésie qu’elle met désormais en toute chose. Il y a vingt ans, la marine communiste ne faisait peur à personne. Aujourd’hui, elle est la première du monde si on s’en tient au nombre de ses bâtiments: 360 unités, bientôt 400, alors que l’Armée populaire de libération n’avait que 110 rafiots en l’an 2000; on peut ajouter à cette armada les centaines de navires plus modestes du corps des garde-côtes.
L’US Navy, l’adversaire, de son côté, affiche une flotte de 296 bâtiments, avec le projet de l’étoffer, à terme, d’une cinquantaine de nouvelles unités. Malgré cet effectif moindre, elle demeure, par la qualité, la marine la plus puissante, d’abord grâce à ses 11 porte-avions qui, avec les groupes aéronavals qui les appuient, constituent autant de petites armées des mers. Et Washington, sur l’océan, a des alliés, alors que Pékin ne peut même pas compter sur le Corée du Nord.
La Chine, elle, n’a en mer que deux modestes porte-avions de modèle soviétique. Mais elle en construit deux autres qui rivaliseront avec les mastodontes américains, et elle projette six groupes de combat pour 2035. Le 23 avril dernier, dans une spectaculaire démonstration de force, trois nouveaux bâtiments chinois ont été mis à l’eau le même jour: un navire d’assaut amphibie embarquant une trentaine d’hélicoptères et des drones, un croiseur équipé de 112 tubes de lancement de missiles et un sous-marin nucléaire lanceur d’engins.
Que veulent-ils faire de cet enthousiasme naval? Les Chinois, dans l’histoire, étaient moins tournés vers le grand large que vers leurs grands fleuves. Ils n’ont pas eu de Colomb, de Magellan, de Vasco de Gama. Seulement Zheng He, au début de XVe siècle, avant les conquistadors, mais qui n’était pas conquérant. Lui, le Han musulman, conseiller châtré de l’empereur Yongle, n’était qu’explorateur. Il a conduit sept expéditions vers l’Afrique australe, l’Egypte par la mer Rouge. Mais après, rien. La Chine était trop sûre de sa centralité et regardait de haut les barbares.
Puis les barbares sont venus et ils ont piétiné sa langueur. L’humiliation a duré plus d’un siècle, et maintenant que c’est passé, l’empire devenu rouge veut prendre sa revanche. La marine, marchande ou militaire, est un moyen de défendre et d’avancer les intérêts chinois loin au-delà des mers. Des ports achetés ici ou là, avec des problèmes. Une unique base navale exotique, à Djibouti, et quelques points d’appui dans l’océan Indien, au Pakistan, au Sir Lanka, en Birmanie. C’est un début. Mais en face, l’Amérique, avec sa Navy, est un très gros morceau, et elle est aux portes. Elle enferme la Chine dans une chaîne d’îles hostiles ou méfiantes, du Japon à la Malaisie. Elle encercle, justement, la mer de Chine du Sud. La première tâche de la marine en pleine croissance est donc là.
La revendication chinoise sur la totalité de cet océan fait bien sûr problème. Il y a eu un accrochage sanglant avec des pêcheurs vietnamiens, des frottements douloureux avec les Philippins. Manille s’est adressé à la Cour permanente d’arbitrage de La Haye pour contester les prétentions chinoises. Les juges ont donné tort à Pékin, qui a envoyé balader les juges.
Le Parti communiste chinois ne renoncera jamais à sa mer méridionale maintenant qu’il en a fixé les limites, pas plus qu’il ne transigera sur le Tibet, le Xinjiang, Hongkong ou sur son projet de réunifier Taïwan avec le continent. La mer du Sud est un bien trop précieux pour le galvauder. Le tiers du transport maritime mondial passe par là. Dans l’eau, il y a beaucoup de poissons. Et dessous, du pétrole et du gaz. Alors la Chine se fortifie dans sa langue de bœuf, son immense lac.
L’US Navy y envoie de temps en temps ses navires, histoire de faire comprendre aux prétentieux que la liberté de navigation n’est pas faite pour les chiens. Ses avions de reconnaissance survolent constamment la zone. C’est ainsi que les Américains ont découvert ce que les Chinois font dans les îles. Ils ont entrepris d’énormes travaux de poldérisation dans de minces atolls, de minuscules îlots, des pitons à peine émergés, pour en faire des plateformes habitables, et souvent militarisées. Trois d’entre elles sont équipées désormais d’aéroports pour gros-porteurs. Ailleurs, quand les constructions n’ont pas commencé, on amène dans un lagon des bateaux de pêche par dizaines ou par centaines, comme une sorte de force civile d’occupation.
C’est ce qu’un général chinois appelle la «stratégie du chou»: on enferme une île ou un groupe d’îles sous des couches successives de présence civile, puis militaire, de bateaux innocents puis de bateaux armés, de constructions puis d’échelons administratifs, jusqu’à ce que les terres nouvelles soient gobées dans l’ensemble chinois.
Les satellites, espions ou autres, ont pris des milliers de photos qui constituent l’incroyable panorama d’une urbanisation en pointillé de la mer. Quand les navires ou les avions américains s’approchent de trop près, ils se font engueuler et menacer par radio, en anglais avec l’accent chinois.
Les Américains viennent d’organiser à l’est de la mer de Chine du Sud des manœuvres avec leurs alliés de ce qu’on nomme le Quad (Japon, Inde, Australie). Un sous-marin français y a participé. L’un des exercices consistait en un débarquement amphibie sur une île contestée… Pékin proteste, dénonce la constitution, contre la Chine, d’un mini-OTAN du Pacifique.
Ce nouveau centre du monde devient une zone assez dangereuse, avec dans le fond l’ombre de Taïwan, qui bien sûr est englobée dans le tracé pékinois de sa frontière maritime. Les communistes chinois ne renonceront pas à récupérer, de gré ou de force, la grande île rebelle tentée par l’indépendance. Si c’est par la force, l’hypothèse qui court dans la tête des stratèges privilégie le recours massif à la flotte, y compris les centaines de navires du corps des garde-côtes: Taïwan étouffé par un débarquement massif sur toutes ses plages.
Le politiste Samuel Huntington, pythie mal comprise du «choc des civilisations», jouait sombrement avant de mourir avec la possibilité d’une troisième conflagration mondiale. Il en voyait le foyer, ou la mèche, en mer de Chine du Sud. Il pouvait se tromper. Mais c’est bien là que se situe aujourd’hui, pour l’humanité, le point de plus grandes frictions: dans la langue de bœuf.