Remontons le temps, plus précisément jusqu’en 1827. Rodolphe, fils du peintre Wolfgang Adam Töpffer, dessine ses «histoires en estampes», des satires où il s’amuse des travers de ses contemporains. La première, L’histoire de Monsieur Jabot, ne sera éditée qu’en 1833. Pour quelle raison? Le pédagogue genevois craint pour sa réputation et celle du pensionnat qu’il a fondé. Il réserve ses «drôleries» à ses proches et à ses élèves. Enhardi par les louanges de Goethe, séduit par ces albums «éblouissants de verve et d’esprit», il se décide à les faire imprimer, sept livres au total. Le succès est fulgurant et traverse les frontières grâce à des traductions en allemand et en anglais. A Paris, il est même plagié, son style est imité et trois de ses albums contrefaits par un éditeur de la place.
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Töpffer théorise les bases de la bande dessinée moderne: «Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien.» Texte et images, tracés d’une même main, sont indissociables. La notion de séquence est ébauchée. Un personnage type. Le tout sous forme d’un album. Un nouveau mode d’expression est né.
Thierry Dubois, conservateur des imprimés anciens à la Bibliothèque de Genève, confirme: «Ces éléments existaient séparément mais la particularité de Töpffer est de les avoir réunis pour en faire des albums. C’est pour cela qu’on peut dire qu’il est l’inventeur de la bande dessinée. Il a aussi mis en place des procédés pour rendre l’image plus dynamique en décomposant l’action en une série de moments qui s’enchaînent. Il était d’une inventivité assez extraordinaire.»
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Saut dans le temps. L’esprit de Mai 68 flotte sur Genève, la BD revient sur le devant de la scène sous la plume d’auteurs comme Ab’Aigre, Poussin, Aloys ou Daniel Ceppi. L’effervescence politico-culturelle des années 1980 fait émerger une scène alternative. On fait appel aux dessinateurs pour des tracts, des affiches de festivals et des flyers de concerts de rock. Les univers artistiques se mêlent, la vie culturelle de la ville est dynamisée.
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Carrefour de rencontres, les librairies (Le Paradoxe perdu, Cumulus, Papiers Gras ou encore La Marge) jouent un rôle déterminant. Le truculent Roland Margueron, fondateur de Papiers Gras, se souvient: «Dans les années 1980, on avait mis en place un concept articulé autour du design, de la bande dessinée et de l’architecture. J’organisais aussi des concerts de rock. Nous ne sommes jamais restés cloisonnés dans la BD. J’ai toujours fait ce travail de passerelles entre les différents modes d’expression.» Les jeunes pousses du crayon y côtoient leurs aînés, des expositions voient le jour avec des auteurs confirmés mais font aussi office de tremplin pour les talents en devenir.
Frederik Peeters, considéré comme l’un des auteurs suisses les plus influents, relate: «Roland a un vrai rôle pour les gens de ma génération. Avoir un lieu avec un type qui s’y connaissait en BD, qui était capable de m’accueillir, moi, quand j’avais 17 ans et de me traiter comme un mec qui fait quelque chose d’intéressant parce qu’il dessine, eh bien ça, ça a plus de valeur que n’importe quoi.» Le dessinateur Tom Tirabosco confirme: «Il a inspiré énormément de jeunes auteurs. J’ai pu voir des travaux exceptionnels chez lui, auxquels je n’aurais pas eu accès. De Loustal, Mattotti, Bilal. Tous ces grands auteurs, on les a vus chez Roland très, très tôt. Cela a créé une émulation.»
Une émulation nourrie par l’émergence de maisons d’édition locales comme Drozophile, B.ü.L.b Comix ou encore AtoZ. La revue Sauve qui peut éditée par cette dernière agit comme un catalyseur malgré une durée de vie éphémère. Elle est la première à publier Zep et Baladi.
«Deux extrêmes du champ du neuvième art, puisqu’on a d’un côté Baladi, un artiste contre-culturel, indépendant, expérimental, qui fait des fanzines, et de l’autre Zep, qui se situe d’emblée dans le secteur du divertissement facile. Quand il y a un organe de publication, un magazine, ça contribue à fédérer des talents et des artistes», indique Dominique Radrizzani, historien de l’art et directeur du festival lausannois BDFIL.
Benoît Chevallier et Daniel Pellegrino participent à Sauve qui peut. La revue se casse la figure. Ils cofondent, dans la foulée, Atrabile, en 1997, avec une idée en tête: «On a resserré la ligne éditoriale. A la base, on devait être un tremplin pour aider nos amis de Genève, mais très rapidement on s’est dit qu’on allait devenir une maison d’édition à part entière», confie Daniel Pellegrino. Ils se font un nom rapidement et leurs auteurs trustent régulièrement les avant-postes des palmarès de nombreux festivals et de prix de bande dessinée. Château de sable de Frederik Peeters et Pierre Oscar Lévy sera même porté à l’écran par M. Night Shyamalan, sortie prévue en juillet 2021!
Autre spécificité de la Cité de Calvin? Faire appel à un dessinateur de son cru pour illustrer une affiche politique ou culturelle. L’origine de la pratique remonte à l’affichiste Noël Fontanet (1898-1982), mais c’est le dessinateur Exem qui ancrera la tradition en 1988. Sa pieuvre menaçante qui s’empare du plongeoir des Bains des Pâquis marque les esprits et stimule la mobilisation citoyenne. Les Bains sont sauvés. Exem ouvre la voie, d’autres s’y engouffrent: Zep, Poussin, Adrienne Barman, Aloys ou encore Tom Tirabosco. A relever ici le rôle indispensable du maître de la sérigraphie Christian Humbert-Droz, dont la qualité des réalisations a permis le déploiement des affiches illustrées en ville.
A tour de rôle, la ville et le canton entrent en scène pour soutenir la bande dessinée et l’illustration. Création des Prix Töpffer en 1997 sous l’impulsion de Roland Margueron, distribution de bourses d’aide à la création et soutien aux éditeurs... Genève se dote même d’une Ecole supérieure de bande dessinée et de l’illustration (ESBDI) en 2017, une formation unique en Suisse. Tom Tirabosco y enseigne, il observe: «L’école est un accélérateur, ça permet d’aller beaucoup plus vite, de rentrer dans un réseau. L’art sans le réseau, c’est difficile. Ma première BD, je l’ai publiée à 30 ans et Fabian Menor, notre Roger Federer de la première volée, a publié la sienne à 21 ans.» Régulièrement, des collaborations sont nouées avec les institutions culturelles du bout du lac, comme le Grand Théâtre, le FIFDH, le Muséum d’histoire naturelle ou encore le Musée Ariana. Patrick Fuchs, le doyen de l’école, en est convaincu: «Il faut s’ouvrir et faire dialoguer les différents champs culturels. Cela permet de créer des ponts et d’élargir les publics.»
Ne restait plus qu’un musée pour faire de Genève la capitale de la bande dessinée en Suisse. C’est presque chose faite et c’est à la Villa Sarasin qu’il prendra ses quartiers à l’horizon 2023-2024. Un projet d’envergure piloté par le conseiller d’Etat Thierry Apothéloz, chargé du Département de la cohésion sociale (DCS), et porté par l’Association pour un musée de la bande dessinée et de l’illustration, dont Zep est le président. Comment sera-t-il financé? «Par des apports cantonaux, communaux et privés. Le budget de fonctionnement est en cours de construction, les montants ne sont pas encore arrêtés. L’idée est qu’on puisse démarrer avec un processus de base, on sait qu’il faudra monter en puissance. Tant la ville du Grand-Saconnex que nous, au canton, avons le souhait de faire notre part pour soutenir et accompagner le projet», répond le magistrat.
Y a-t-il un directeur ou une directrice déjà pressenti(e) pour ce nouvel écrin? Aucun nom ne circule officiellement mais le ou la future pilote de l’institution devra «avoir l’expérience de la direction d’un musée, de même qu’une grande connaissance des réseaux de la bande dessinée», selon une source bien informée. Un profil qui ressemble fort à celui d’un Dominique Radrizzani (directeur de BDFIL et ex-directeur du Musée Jenisch) ou d’un Philippe Duvanel (directeur du château de Saint-Maurice et directeur artistique de Délémont’BD). La prochaine case reste à écrire.