Dans la brume d’un matin de janvier, Kyrylo Trantin, le directeur du zoo de Kiev, nous attend de pied ferme. L’homme à la carrure de boxeur n’a pas de temps à perdre. Au pas de charge, il nous emmène faire le tour de ce parc de 43 hectares rouvert à la mi-mai, cerné par une autoroute et des barres d’immeubles, dans le quartier résidentiel de Chevtchenkivsky, dans le centre-ouest de la capitale. De là, on peut entrevoir la pointe de la tour de télévision et les dégâts causés par une frappe russe le 1er mars dernier. Le presque quinquagénaire, à la tête du zoo depuis sept ans, raconte que, dès les premiers jours de l’invasion du pays par la Russie, lui et une trentaine d’employés sont restés sur place pour prendre soin des 4000 pensionnaires à poils, à plumes et à écailles.
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Retranchés dans les sous-sols, dans ce qui était initialement un projet d’aquarium reconverti en abri anti-bombe, les soigneurs se sont relayés à tour de rôle auprès des animaux apeurés. «Il a fallu leur administrer des tranquillisants, car ils étaient extrêmement stressés par les bombardements. Puis on nous a amené des bêtes provenant de zoos privés, plus de 200, dont Dalila, une tigresse du parc zoologique de Kharkiv, ville régulièrement bombardée. Elle est arrivée dans un état lamentable, couverte d’urine, de sang et très amaigrie. Aujourd’hui, elle va mieux», rassure l’homme en désignant le félin qui fait les cent pas dans son enclos, très intrigué par notre présence.
Potager improvisé et poêles à bois
A ces premiers défis s’en sont ajoutés d’autres auxquels il a fallu trouver des réponses rapides avec les moyens du bord. L’arrêt des livraisons de nourriture? Les employés ont fait pousser un potager dans une serre improvisée. Les coupures de courant depuis que les Russes pilonnent sans relâche les infrastructures énergétiques? Le parc animalier s’est doté de générateurs financés grâce à des dons de l’Association européenne des zoos. «Certains animaux, comme les singes, ne se nourrissent pas dans l’obscurité, indique Kyrylo Trantin. C’est pourquoi nous avons aussi installé de grandes lampes qui fonctionnent durant les coupures à l’aide de générateurs.»
Les températures glaciales de l’hiver ukrainien? Le directeur et ses électriciens ont installé des poêles à bois dans les espaces intérieurs du zoo. Une attention fort appréciée par Tony, un gorille de 48 ans, qui, lors de notre passage, viendra appuyer son dos contre la vitre le séparant de la source de chaleur. «Ce n’est pas optimal comme système, mais on fait comme on peut», déclare le directeur, en rajoutant au passage une bûche dans une des 26 chaudières de fortune.
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Au loin, des explosions retentissent; des opérations de déminage sont réalisées dans les alentours par les forces armées ukrainiennes. «C’est triste mais les animaux se sont habitués à ce vacarme, qu’ils assimilent aux vrombissements du tonnerre, mais les sirènes continuent de les inquiéter», concède-t-il, l’air désolé, emmitouflé dans une épaisse veste à l’effigie de l’institution.
Sous ce ciel gris, les visiteurs, eux, se font rares dans les allées du parc tristes comme un jour de neige fondue. On en croise quelques-uns dans les travées du vivarium surchauffé. Et soudain, le noir. La faute à une coupure de courant impromptue. Pas de quoi troubler Andrei, Alina et leur fille de 16 mois, Milana. La famille poursuit sa déambulation, éclairée à la lueur d’un téléphone portable. Comme si de rien n’était.
Le froid comme arme de guerre
Ces privations d’eau, d’électricité et de chauffage, les Ukrainiens ont dû apprendre à vivre avec. Car depuis le mois d’octobre et une série de revers militaires en Ukraine, Moscou cible méthodiquement et sans relâche les infrastructures énergétiques cruciales du pays – réseaux et transformateurs électriques –, plongeant des millions de civils dans l’obscurité et dans le froid. Le but de la manœuvre? Saper le moral de la population. En d’autres termes, plus fleuris: «La Russie veut nous faire crever de froid», résume Vitali Klitschko, le maire de Kiev et ancien champion du monde de boxe, alpagué dans les couloirs de la mairie entre deux alertes aériennes. Mais le président russe, Vladimir Poutine, a beau tenter de mettre les Ukrainiens à genoux, Kiev et ses habitants restent debout.
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Dans une artère branchée du quartier de Petchersk, dans le centre historique, il faut descendre quelques marches éclairées par des néons violets pour pénétrer dans le G.Bar, l’antre de Sabina Musina. En 2020, quand la quadragénaire à la chevelure ébène était à la recherche d’un lieu pour ouvrir une nouvelle succursale de ce salon de beauté, elle avait fait la moue en découvrant ce local planqué dans le sous-sol d’un immeuble. Pas de lumière naturelle, un système de ventilation cahotant et l’impression d’étouffer dans cette cave. Elle se laisse pourtant convaincre par son associée, Lera Borodina.
Les deux Ukrainiennes entament des travaux et fixent une date d’ouverture. Ce sera le 8 mars, pour la Journée internationale des droits des femmes. La guerre éclate le 24 février et vient contrecarrer leurs plans, retardant les travaux de rénovation et l’ouverture de l’institut. Revers de la médaille inattendu: «Ce côté «bunker» qui m’avait tant refroidie s’est révélé être un atout et un argument marketing, sourit la femme d’affaires au demi-million d’abonnés sur Instagram. Nous sommes même répertoriés officiellement comme un abri anti-bombe. Le 31 décembre 2022, plus de 50 personnes sont venues se réfugier ici pendant que notre défense antiaérienne interceptait les missiles lancés par les Russes», raconte-t-elle.
Les nombreuses coupures de courant n’ont ni entamé son enthousiasme, ni freiné la fréquentation de son salon ouvert en novembre – il faut compter un mois pour obtenir un rendez-vous. Elle hausse les épaules: «Nous sommes Ukrainiens, nous nous adaptons. Les esthéticiennes travaillent si besoin avec des lampes frontales et nous avons acheté un générateur qui nous garantit une certaine autonomie.» Et tant pis pour les esprits chagrins qui pourraient hausser un sourcil face à l’apparente frivolité de son business en temps de guerre. «Pour dire la vérité, je pensais comme eux avant l’invasion, reconnaît-elle. Mais je me suis rendu compte que justement, dans ces temps difficiles, il est important de prendre soin de soi, de se sentir belle, de s’octroyer des moments de répit. Avoir les ongles vernis et une mise en plis impeccable, c’est un symbole de victoire. Et la vie doit continuer», confie celle dont le frère, âgé de 24 ans, se bat dans les tranchées à Bakhmout, le point chaud du front dans l’est du pays. A l’évocation de son cadet, Arsen, son sourire se fige, ses yeux s’embuent et elle finit par souffler d’une voix brisée: «Il est de retour à la maison pour quelques jours, dans la région de Zaporijia. Il a été blessé sur le front, il a perdu deux doigts, mais il va y retourner…»
«On veut que ça s’arrête»
Si Kiev et ses habitants semblent vouloir donner le change et garder la tête haute, la guerre s’immisce inlassablement dans tous les interstices d’une vie presque suspendue, toujours dans l’attente de la prochaine catastrophe. Dans les rues d’abord, où les hérissons – ces barricades métalliques en forme de croix destinées à bloquer les chars russes lors des premières semaines de l’invasion – jonchent les coins des trottoirs. Au cas où. Les statues aussi demeurent protégées des potentiels bombardements par des sacs de sable empilés ou de fines parois en bois.
Puis dans la routine des habitants, rythmée par les sirènes annonçant l’arrivée de potentiels missiles. Certains ont décidé d’ignorer ces alertes et poursuivent le cours de leur journée, en marchant d’un pas pressé dans les rues battues par un vent glacial.
D’autres, comme Kristina, se réfugient dans le métro et attendent équipés de petites chaises pliables pour s’installer à peu près confortablement. Cette vendeuse de 24 ans, qui travaille dans un centre commercial jouxtant la place Maïdan – théâtre de la Révolution de la dignité en 2014 qui a vu le renversement du gouvernement du président Ianoukovitch –, confie sa fatigue et sa lassitude, entourée de trois collègues pianotant sur leur téléphone portable. «On patiente ici, parfois deux fois par jour, le temps que l’alerte aérienne soit levée. Le 31 décembre, nous sommes restés ici, à Khrechtchatyk, durant les bombardements, nous avons eu très peur. Et puis, le 2 janvier, un missile a touché un hôtel à 3 kilomètres d’ici, ce n’est pas très rassurant.» Elle soupire. «Tout le monde est très fatigué, on veut que ça s’arrête. Avoir une vie normale, se promener dans les parcs, travailler, rencontrer des amis. Etre libre et en sécurité.» Elle essuie une larme et réajuste ses lunettes rondes: «Quand j’entends les explosions, j’ai des crises de panique, mes mains tremblent et j’ai commencé à bégayer. Je consulte un psy, ça aide un peu, mais je suis juste très fatiguée.»
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«Il fallait que je vienne…»
A quelques mètres de là, Lusha, 36 ans, prend son mal en patience en bavardant avec un ami. Ce Géorgien, installé à Kiev depuis sept ans, raconte – sans se départir de son humour – qu’il est à bout. «C’est un enfer, cette vie. Je deviens zinzin avec ces sirènes, constate le designer de mode. Ma santé mentale ne répond plus de rien.» Le barbu se marre: «J’ai essayé de fumer de la marijuana pour me calmer mais quand les sirènes ont sonné, ça m’a rendu complètement parano. Je vais au sport le matin, je bosse dans mon atelier la journée, je dîne avec mes amis, mais plus rien n’est comme avant.» Il poursuit en désignant des groupes épars de personnes dans la station: «C’est presque vide. Avant, tout le monde descendait dans le métro pour se protéger. Maintenant, certains ont fini par se lasser. On en a marre.»
Vassil est lui aussi fatigué. A 74 ans, ce vieux monsieur à la santé fragile a pourtant fait le déplacement, ce matin du 7 janvier, à la Laure des Grottes de Kiev, le plus ancien monastère d’Ukraine. Pour la première fois de son histoire, la liturgie de ce Noël est menée par le métropolite Epiphane, à la tête de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine, devant une centaine de fidèles dans des décors somptueux. Ce monastère, anciennement dépendant du patriarcat de Moscou, a été récupéré par l’Eglise orthodoxe d’Ukraine, créée en 2018-2019 après un schisme avec l’Eglise russe.
Alors Vassil n’aurait manqué cet événement historique pour rien au monde. Il est venu seul, bravant le froid polaire (-10°C) et les contrôles de sécurité, chapka en vison sur la tête et épais manteau en mouton retourné beige sur le dos, pour assister à l’office. De l’extérieur toutefois, sur un grand écran où l’on observe le métropolite s’avancer lentement dans le hall orné de dorures, entouré de nombreux ecclésiastiques vêtus de robes argentées. «Je n’ai plus la même santé qu’avant, se justifie-t-il, j’ai peur des bousculades à l’intérieur, j’ai de la peine à marcher, mais il fallait que je vienne.» Son œil pétille, il balance crûment: «On a enfin chassé ces bâtards qui puent.»
Du cessez-le-feu de trente-six heures ordonné par Vladimir Poutine à l’occasion du Noël orthodoxe célébré en Ukraine comme en Russie, il ne croit pas un mot – et, en effet, les hostilités se sont poursuivies sur plusieurs points du front. «Je n’ai jamais cru aux Russes, des bâtards incompréhensibles. C’est comme ça.» Son regard se mouille, mais il en est persuadé: «On va gagner. Juste la victoire. Jusqu’à la fin.» Et dans ce pays qui commémore un an de guerre, chaque petite victoire se fête.
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