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Interview

Khatia Buniatishvili: «Je suis venue en Suisse par amour»

Maman depuis l’an dernier, la pianiste virtuose franco-géorgienne a choisi de vivre en Suisse romande. Le 25 mai, elle donnera un concert de bienfaisance à Caux (VD) à l’invitation de la Fondation Initiatives et Changement. L’occasion d’évoquer le parcours hors norme d’une femme sensible devenue une star internationale qui a su garder intactes ses valeurs et ses convictions.

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La pianiste franco-géorgienne Khatia Buniatishvili

«Le piano n’est pas un métier choisi pour moi. C’est quelque chose de très intime qui m’accompagne depuis l’enfance», souligne Khatia Buniatishvili, qui fut initiée à la musique, en Géorgie, par sa mère, dès l’âge de 3 ans.

Photo: Vincent Calmel, mise en beauté: Francis Ases, stylisme: Arthur Mayadoux

- Vous êtes née en Géorgie, où vous avez été initiée au piano à l’âge de 3 ans. Avez-vous un souvenir musical déterminant?
- Khatia Buniatishvili: Je me souviens d’une chanson que ma mère avait écrite pour moi et ma sœur Gvantsa (pianiste concertiste, elle est aussi manager de Khatia, ndlr). Vers 7 ans, j’ai été profondément bouleversée par le «Requiem» de Mozart. Cette œuvre n’est pas destinée aux petits, mais elle a remué ma conscience sur ce qu’était la musique.

- Comment s’est fait votre apprentissage musical avec votre mère?
- Le piano droit lui appartenait. C’était un vieux Lyrica de l’époque soviétique. Il trônait dans notre chambre d’enfants. Je l’apercevais dès le réveil. L’instrument était comme un membre de la famille. Ma mère voulait qu’on en ait une approche très naturelle. Elle avait une méthode intuitive. Elle m’a appris chaque matin à déchiffrer les notes. Comme j’étais curieuse, je voulais découvrir ce qui était écrit, sachant qu’une nouvelle musique se cachait derrière chaque nouvelle partition. 

- Enfant prodige, vous avez donné votre premier récital à 6 ans. A quel moment avez-vous compris que ce serait votre vie?
- Bien plus tard, en pleine carrière internationale. J’ai réalisé que ça n’avait jamais été un métier choisi, mais quelque chose de très intime qui m’accompagnait depuis toujours. La musique suit mon existence. C’est très beau, cela fait partie de mon identité.

- Votre mère, Nathalie, est également votre styliste, on lui doit une partie de votre image très glamour. Or vous avez grandi avec le déclin de l’Empire soviétique dans une ambiance qui ne l’était pas.
- Ma mère crée ce que je porte et valide tout ce qu’on me propose. Lorsque nous étions en Géorgie, dans les années 1990, dans la banlieue de Tbilissi, les temps étaient très difficiles. Les vêtements subissaient l’influence de l’Union soviétique, qui n’aimait pas les différences. En pleine crise financière et pendant les guerres, régionale et civile, les moyens manquaient cruellement. Il y a eu une période de chaos total, sans électricité, pendant laquelle des gens étaient assassinés dans la rue. L’humeur n’était vraiment pas à la mode... Malgré le manque de moyens, maman créait pour nous des robes avec trois fois rien. Quand je revois les photos, on dirait que la vie était belle alors qu’elle ne l’était pas. Plus tard, comme je n’ai jamais aimé faire du shopping, c’est elle qui choisissait pour moi. Elle prépare ma garde-robe pour mes concerts ou mes passages à la télévision.

- Vous évoluez désormais dans un monde privilégié alors que vous venez d’un pays qui s’est battu pour son indépendance. Quel rôle a joué votre famille dans ce contexte?
- Ma famille est mon bouclier. Elle me procure de la force et me permet de garder les pieds sur terre afin que je ne sois ni excessive ni égocentrique. Quoi que je puisse ressentir sur scène – et je me sens parfois mise sur un piédestal –, je n’oublie jamais d’où je viens. Les membres de ma famille me rappellent ce qu’est la vie normale, c’est essentiel.

- La littérature a tenu une place de choix dans vos jeunes années. Etait-elle, comme la musique, une forme d’échappatoire?
- C’était un paradis. Ce qui se passait dans la réalité du monde extérieur n’était pas très gai pour des enfants, alors j’évoluais dans mon monde intérieur, dans l’imaginaire que provoquait la musique. Je m’inventais des scénarios. En lisant, je ressentais la diversité des passions humaines. Je me souviens d’avoir pleuré en découvrant la littérature russe, Dostoïevski ou Tchekhov. C’étaient aussi des larmes de bonheur. Dans «L’idiot», les monologues du prince Mychkine sont d’une telle beauté que j’en avais les larmes aux yeux. Je recherchais les émotions fortes. La littérature comme la musique me permettaient d’y accéder et ça transcendait la grisaille du quotidien.

- Votre jeu pianistique est porteur d’émotion. Est-ce que celle que vous avez emmagasinée enfant, comme un rempart au malheur et qui vous a nourrie, vous la restituez sur scène?
- C’est quasi psychanalytique, mais je pense que oui. Tout ce que j’aime ou ressens a un lien avec l’enfance ou l’adolescence. Les harmonies musicales qui me touchent le plus m’ont attrapée très jeune. C’est très proustien, mais je suis en permanence à la recherche de ce sentiment qui remonte à mes jeunes années, à ce stade de la vie où notre curiosité intellectuelle et notre envie d’éprouver les choses sont pures, fragiles et fortes à la fois. On est porteur d’un océan de sentiments que l’on a envie de restituer pour le partager. C’est là que l’artiste se crée. Quand on devient professionnelle, on puise dans ses rêves et ses ressentis fondateurs. J’ai 36 ans et cela pourrait s’estomper. La maternité m’a procuré une autre fraîcheur. Tout ce que fait Charlotte, mon bébé, elle le fait pour la première fois. Tout ce qu’elle voit ou ressent. Et, à ses côtés, j’ai l’impression de voir le monde à travers ses yeux.

- Cette naissance a-t-elle exacerbé votre sensibilité?
- J’ai toujours été très sensible, voire hypersensible. Avant d’accoucher, on m’avait prévenue: «Quand tu auras un enfant, tout l’amour sera pour elle, tu n’auras plus vraiment de place pour les autres.» Dès son apparition, cela s’est confirmé, mais en même temps, cela a renforcé l’amour que je ressentais pour les autres. Mon cœur s’est agrandi. Je suis encore plus dans le partage. Aimer son propre enfant est universel, on ressent un amour infini. Cela doit aussi nous motiver à en donner aux enfants qui en sont privés. D’ailleurs, si je suis venue en Suisse, c’est aussi par amour.

La pianiste franco-géorgienne Khatia Buniatishvili avec sa fille Charlotte en avril 2024

Tendre moment avec sa fille Charlotte en avril dernier à Paris.

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- Qui est le père de Charlotte, qui vit en Suisse romande?
- Je tiens à préserver son identité, parce que ce n’est pas facile d’être exposé à mes côtés. La plupart des étapes importantes de ma vie ont été dictées par amour. Que ce soit pour l’homme que j’aime, pour la musique, pour la famille ou pour mes amis.

- La critique a parfois été d’une sévérité caricaturale à votre égard. Avez-vous, comme d’autres artistes qui ont été des cibles, le sentiment d’être une novatrice?
- Oui et non. Oui, si tout ce que je joue pour la première fois pouvait sonner et être perçu comme quelque chose de nouveau, comme si c’était interprété pour la toute première fois. En même temps, j’ai l’impression d’être plus proche des pianistes du XXe siècle que de ceux d’aujourd’hui. Ceux du siècle passé que j’apprécie sont très différents les uns des autres, comme Vladimir Horowitz ou Glenn Gould (cibles de virulentes critiques, ils sont aujourd’hui considérés comme des maîtres, ndlr). Ils sont radicalement différents, chacun a sa vérité et elle occupe tout l’espace quand on les écoute. Je n’ai pas l’ambition de me comparer à eux, mais ils osaient être eux-mêmes dans l’interprétation, tout en étant très précis et fidèles aux partitions. Moi, je les déchiffre scrupuleusement, les partitions. Mais j’ai ma manière de voir qui peut être très différente de ce que les autres ressentent.

- Il faut du courage pour oser s’affirmer?
- Je n’ai pas peur. La question de savoir si j’ai raison ou pas ne se pose même pas. C’est le ressenti qui prime. Aujourd’hui, on parle de dogmes, de la vérité des compositeurs, alors qu’eux-mêmes étaient révolutionnaires, parfois sans le vouloir. Ils partageaient leur univers, comme Beethoven avec ses symphonies, ses sonates ou Franz Liszt. Ils étaient novateurs parce qu’ils étaient eux-mêmes avec leur vision de l’art, de la musique, de la philosophie. Aujourd’hui, l’influence d’internet crée une certaine uniformité. On a accès à tout, mais on généralise tout. On copie et on renforce les références existantes. Jouer selon sa propre interprétation, c’est oser dire ce qu’on a à dire. Si on ne s’accroche pas à ça, on peut s’égarer.

- Avant un concert, l’un de vos professeurs vous disait: «Oublie tout ce que je t’ai dit.» Qui êtes-vous une fois sur scène?
- La scène est le lieu où il faut s’accepter. Sur scène, comme avant la mort, on ne peut pas faire autrement qu’être sincère. On fait face à tous ces gens que l’on ne connaît pas. On met ses émotions à nu. On doit être soi et jouer l’œuvre d’un autre, le compositeur. On est exposé comme dans un musée et on est confronté à nos propres sentiments, à nos émotions, à nos défauts, à notre talent. Tout ressort. C’est une épreuve de vérité. Il faut tout donner, sinon à quoi bon être là? On ne peut pas tricher, sinon ça se verrait. En Géorgie, Tengiz Amirejibi, mon professeur, a eu l’intelligence de me dire: «Maintenant, oublie tout ce que je t’ai dit et fais ce que tu ressens.» Seuls les grands maîtres en sont capables. Les autres veulent qu’on soit eux sur scène. L’interprétation, c’est quand on libère l’élève et qu’il commence à créer lui-même.

- Vous allez jouer en Suisse, au théâtre du Caux Palace, en faveur de la fondation Initiatives et Changement qui lance les Rencontres Art et Paix. Qu’est-ce qui vous a décidée à accepter de donner ce concert caritatif?
- Aimer son pays est très important, mais je pense que la vie d’un être humain est encore plus importante. La paix est la seule solution. J’ai toujours défendu la Géorgie et je continuerai à le faire, comme l’Ukraine (elle ne joue plus en Russie depuis 2008, année du conflit russo-géorgien, ndlr). Je souhaite que tous les politiciens aient comme objectif la vie de chaque être humain et pas seulement le pays en tant qu’entité territoriale. Au XXIe siècle, accepter la guerre est inacceptable. On m’objectera que je suis naïve alors qu’il y a tant de conflits dans le monde. Ce que j’ai aimé dans l’approche de la fondation Initiatives et Changement, qui passe par la culture et le dialogue, c’est que le changement commence en soi.

La pianiste franco-géorgienne Khatia Buniatishvili dans la salle de concert du Caux Palace

Depuis le Caux Palace, propriété de la fondation Initiatives et Changement, la vue est à couper le souffle. C’est dans la salle de concert du majestueux bâtiment construit vers 1900 que la virtuose de 36 ans donnera un concert exceptionnel de bienfaisance, le 25 mai prochain.

Vincent Calmel, mise en beauté Francis Ases

- En parallèle à votre carrière classique, vous avez joué sur le titre «Kaleidoscope» de Coldplay pour l’album «A Head Full of Dreams» (2015), dont les paroles invitent au partage.
- Lorsque Chris Martin, chanteur et leader du groupe, m’a téléphoné, j’ai pensé qu’on me faisait une blague. Il m’a donné un thème et m’a dit: «Est-ce que tu pourrais faire quelque chose autour?» Je me suis assise en studio et on a enregistré aussitôt. Les paroles, elles, n’étaient pas encore là. Chris m’a offert un recueil du poète mystique persan Rûmî; il souhaitait montrer que la vie est un kaléidoscope. A l’époque, le titre du morceau n’était pas encore choisi. Le hasard a voulu que mon nouveau disque s’intitulait aussi «Kaleidoscope». «C’est de la télépathie», m’a dit Chris. Ni lui ni moi n’en avions parlé.

- Sur l’album «Labyrinth» (2020), au milieu de Satie, de Chopin, de Bach, de Ligeti ou de Brahms, vous jouez «La javanaise» de Gainsbourg ou encore un thème du film «Il était une fois en Amérique», dont la musique est signée Ennio Morricone. Vous aimez décloisonner?
- Dans l’enfance, ma mère nous faisait écouter du jazz, du folk, de la musique de films ou de la variété. Il n’y avait aucune hiérarchie. Je perçois les genres librement sans juger si c’est bien ou pas. Lorsque j’ai participé à «Art and Ice», le show de patinage artistique, un collègue, musicien classique, m’a dit: «Jamais je ne ferais une chose pareille. Ce n’est pas bon pour la carrière.» Maintenant, il le fait aussi. Si je devais donner un conseil aux jeunes artistes qui se cherchent ou se demandent quelle est la recette du succès, je leur dirais: «Ne vous souciez pas de ce que les gens vont dire. Si vous savez ce que vous aimez, suivez votre intuition.»

- Derrière les voyages, les paillettes et le succès, il y a un immense travail.
- Je ne considère pas la musique comme un travail, mais le processus de préparation d’un morceau en est un.

- Vous portez votre fille dans vos bras. Quel rapport entretenez-vous avec vos mains?
- Mes mains sont mes «partners in crime», mes complices en français. Comme celles des cuisiniers, des gens qui labourent la terre, je les considère comme des ouvriers. Les pianistes ont souvent des mains magnifiques, pas les miennes. Mais elles montrent le travail généreux que j’accomplis depuis l’enfance. Je leur confie beaucoup de choses, je ne fais jamais de manucure. Autrefois, je faisais très attention lorsqu’elles n’étaient pas sur un clavier. Charlotte est assez lourde, mais je la porte beaucoup parce qu’elle aime ça. Depuis la naissance de mon bébé, je n’ai plus peur de rien.

Les mains de la pianiste franco-géorgienne Khatia Buniatishvili

«Mes mains sont mes complices, assure la star franco-géorgienne. Autrefois, je faisais très attention lorsqu’elles n’étaient pas sur le clavier. Mais, depuis la naissance de mon bébé, que je prends souvent dans mes bras, je n’ai plus peur de rien.»

Vincent Calmel, mise en beauté Francis Ases

>> Découvrez Khatia Buniatishvili en solo le samedi 25 mai à 19h au concert de bienfaisance dans le cadre des Rencontres Art et Paix de la fondation Initiatives et Changement (www.iofc.ch). Théâtre du Caux Palace, rue du Panorama 2, Caux–Montreux.
Réservation sur www.lasaison.ch

Par Didier Dana publié le 21 mai 2024 - 12:01