Les tatouages commencent quelques centimètres en dessous de la carotide. Ils couvrent le dos, la poitrine, se poursuivent sur le haut du corps et une partie des bras. Si ces motifs déroutants sont un message, qu’a-t-il donc en tête? Cette tête qui, il y a peu, ornait les grands panneaux d’affichage des métropoles américaines: une longue crinière afro, des yeux sombres à la fois vifs et mélancoliques et une barbe parfaitement taillée. Un visage aux traits purs et volontaires. Si Colin Kaepernick est peut-être le fils prodigue d’un sport qui fait passer ses gladiateurs par le hachoir, il est aussi un combattant résolu à jouer un rôle social. Ses sympathisants sont nombreux et sa cause est claire: Black Lives Matter, la vie des Noirs compte.
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Kaepernick, footballeur professionnel de 32 ans, au chômage depuis plus de trois ans, aurait-il imaginé qu’il serait un jour l’égérie d’une énorme campagne de marketing de Nike, dont le slogan «Croyez en quelque chose, même si cela implique de tout sacrifier» joue sur les émotions pour vendre des maillots et des chaussures de sport? Il y avait pourtant déjà quelque chose de messianique dans ce verset tiré du psaume 18 de l’Ancien Testament qu’il s’était fait tatouer sur l’épaule droite alors qu’il n’était encore qu’un jeune étudiant à l’Université du Nevada, à Reno, en 2007: «Tu me ceins de force pour le combat. Tu fais plier sous moi mes adversaires.» Son tout premier tatouage. Un verset que Kaepernick interprète ainsi: «En gros, cela veut dire que le Seigneur Dieu me donne tous les outils nécessaires pour réussir, à moi de faire ma part pour que ça se réalise.»
L’étudiant de Reno se distingue comme un gars musclé qui établit un record sur le terrain dans l’équipe universitaire de football américain. Non seulement il passe des coups longs et précis, mais il porte aussi lui-même le ballon à travers le mur de la défense et ses attaques développent l’esprit offensif de l’équipe. Il ne lui faudra pas longtemps pour atteindre son objectif. Fils d’une Blanche et d’un Noir qui l’ont fait adopter lorsqu’il était bébé, il grandit en Californie, dans une famille blanche de classe moyenne. A l’école primaire Dutcher de Turlock, dans le cadre d’un exercice intitulé «Ecrivez une lettre à votre futur moi», le jeune Colin, alors âgé de 11 ans, formule ainsi ses ambitions: il espère mesurer «entre 1 m 80 et 1 m 90» et veut «fréquenter une bonne école de football» pour devenir professionnel. Dans quelle équipe souhaite-t-il jouer? «Soit les Niners, soit les Packers.»
Et c’est justement chez les Niners, les 49ers (forty-niners) de San Francisco qu’il est engagé en 2011 comme débutant! Lors de la sélection, il est choisi parmi des centaines de jeunes joueurs. Il grimpera au sommet de l’échelle sportive américaine un an plus tard en remportant avec son équipe le Super Bowl contre les Ravens de Baltimore. A la veille de la compétition, les journalistes, curieux, s’intéressent particulièrement à ses tatouages. «Que signifient-ils?»
«Je les ai fait faire, explique-t-il, pour montrer aux gens ce en quoi je crois.» «Ils représentent la famille, la force intérieure, la modestie et le développement spirituel», révélera-t-il plus tard, lors d’une visite dans son ancienne école à Turlock. Un des policiers responsables de sa sécurité qui l’accompagnent lui confiera: «J’adore tes tatouages.»
Sans doute le dernier compliment d’un policier à Kaepernick. Car lorsqu’il commence à protester silencieusement contre les violences policières lors de l’hymne national américain avant les matchs, en 2016, il devient la figure emblématique d’une controverse entre patriotisme et droit à la liberté d’expression. Il suscite l’animosité des agents des forces de l’ordre qui, quelques années plus tard, enrageront de le voir devenir l’égérie de la campagne de Nike. Il est accusé par les membres de l’Ordre fraternel national de la police d’être une insulte à leur profession. L’organisation faîtière des associations de policiers exigera même un boycott des produits de Nike sous prétexte que la marque fait cause commune avec un «dilettante sans cervelle» qui veut devenir célèbre en refusant de respecter le drapeau américain.
L’audience dont disposent les stars du sport en raison de leur popularité auprès du public permet, certes, de mettre en évidence des problématiques qui, sans ça, ne recevraient sans doute pas l’attention qu’elles méritent. Mais le résultat est la plupart du temps paradoxal. C’est le cas ici. Car au lieu de débattre de la vraie question – le racisme et les brutalités policières –, le débat s’est cristallisé autour de Kaepernick qui, devenu un traître à la patrie, se retrouve sur la touche.
Donald Trump, alors candidat à la Maison-Blanche, finit par s’en mêler: «Vous devez défendre fièrement l’hymne national, sinon il vaudrait peut-être mieux que vous vous trouviez un autre pays.» Des propos destinés à séduire les supporteurs de droite du football américain. Le quarterback, alors toujours sous contrat avec les 49ers de San Francisco, réplique en critiquant le slogan de la campagne de Trump «Make America Great Again»: l’Amérique n’a «jamais été grande» pour les personnes à la peau foncée.
L’intervention du futur président des Etats-Unis aura néanmoins une influence durable sur la carrière de Kaepernick: le quarterback, qui a rompu son contrat avec l’équipe de San Francisco en 2017 afin d’anticiper son licenciement, n’a plus jamais été sollicité par un seul des 32 clubs de la ligue, au contraire des joueurs qui avaient dans un premier temps protesté avec lui avant d’arrêter leur action.
Les intellectuels américains qui voyaient dans les gestes de protestation des athlètes les promesses d’un changement se sont réjouis trop vite. Car il semble peu probable que les sportifs américains de haut niveau puissent être à la tête d’un tel mouvement. «C’était pourtant une action importante», dira le professeur John Hoberman de l’Université du Texas, auteur de Darwin’s Athletes, un traité sur le racisme dans le sport américain. «Les athlètes manquent de préparation pour s’engager dans des mouvements sociaux. Peu d’entre eux ont le mental pour suivre les traces de Kaepernick.»
Il faut dire que les Etats-Unis ont la mémoire courte lorsqu’il s’agit de questions raciales. Car les coureurs du 200 mètres Tommie Smith et John Carlos, qui avaient été suspendus après avoir levé le poing sur le podium lors des JO de Mexico en 1968 (voir en page 74), ou le boxeur Mohamed Ali, qui s’est vu condamner à la prison (où il n’ira pas) et retirer sa licence pour avoir refusé de participer à la guerre du Vietnam, sont aujourd’hui honorés comme des héros.
De son côté, Colin Kaepernick ne se laisse pas démonter. En 2018, il poursuit la ligue pour violation du droit du travail. Aux Etats-Unis, on parle de «blackballing» pour décrire ces tentatives qui consistent à ternir la réputation d’une personne jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus obtenir d’emploi. Au final, le litige se termine en 2019 par un règlement extrajudiciaire qui donne à la star un montant substantiel de dommages et intérêts.
Mais en attendant que Kaepernick retrouve (peut-être) le chemin du terrain, le public ne peut que spéculer sur ce que le New York Times appelle «la renaissance de Colin Kaepernick». Revenant sur les origines de la conscientisation de Kaepernick, le journal estime qu’elle a débuté lors de son séjour à l’Université de Reno. Le NYT publie les témoignages de plusieurs de ses anciens camarades de classe qui racontent l’évolution du jeune athlète dans sa quête d’identité à une époque où l’hostilité à l’égard des Noirs est courante aux Etats-Unis. Même dans le football, où plus de deux tiers des professionnels ont pourtant la peau foncée. La compréhension qu’a Kaepernick du rôle de quarterback va alors à l’encontre du jeu traditionnel des joueurs blancs, sa capacité d’improvisation et son agilité échappent à la définition d’un sport d’équipe mis en scène par des entraîneurs autoritaires dans lequel les joueurs ne sont que des pions.
A l’époque, Kaepernick, confiant, ignore les remarques malveillantes. Il embrasse son biceps tatoué après chaque passe de touchdown. «C’est ma façon de dire aux gens que je me fiche de ce qu’ils pensent de mes tatouages.» Pourtant, ses réponses aux journalistes deviennent de plus en plus brèves et hostiles. C’est désormais sur Twitter ou Instagram qu’il s’exprime. Il y publie les textes des grandes figures noires assassinées, telles que le prêcheur Malcolm X ou le rappeur Tupac Shakur.
Sur les réseaux sociaux, ses déclarations se font plus incisives. Surtout quand il découvre la vidéo de deux policiers de Bâton-Rouge, en Louisiane, qui, lors d’une arrestation, tirent à bout portant sur un Américain noir. Lorsque la nouvelle saison sportive démarre, à l’automne 2016, il décide d’affirmer davantage sa position et refuse de chanter l’hymne américain avant les matchs. «Je ne me lève pas, explique-t-il alors, car il n’y a pas lieu d’être fier du drapeau d’un pays qui opprime les gens de couleur. Pour moi, c’est plus important que le football.»
Il est pourtant prêt et même en pleine forme quand, à la fin de 2019, la situation semble se détendre. Il reçoit en effet une invitation de la National Football League (NFL) à passer des tests. Toutes les équipes sont présentes et le spectacle est diffusé en direct sur YouTube où des milliers de spectateurs peuvent voir que Kaepernick distribue toujours avec la même précision le ballon à ses coéquipiers. Reste à savoir si une équipe acceptera de signer avec lui. Pour l’instant, aucune d’entre elles ne lui a fait de proposition. Mais après la mort violente de l’Afro-Américain George Floyd et les actions de protestation nationale soutenues par des athlètes, la NFL a, de façon quelque peu hypocrite, revu sa position. Roger Goodell, son commissaire, a même admis qu’elle avait eu tort de ne pas écouter les joueurs. Quant à Donald Trump, il a dernièrement estimé que Colin Kaepernick devrait avoir une autre chance de jouer en NFL.
Quoi qu’il en soit, le visage de Colin Kaepernick n’est pas près de disparaître des écrans. Une série de six documentaires, en cours de réalisation pour Netflix, lui est consacrée. Et s’il semble aujourd’hui un peu sur la retenue, il ne faut pas y voir un signe de résignation. Car c’est dans l’enchevêtrement de ses tatouages que se cache son fonctionnement. Parmi eux, inscrit sur sa poitrine, l’énorme «AGAINST ALL ODDS» (contre toute attente) est peut-être un présage de la suite.