Rencontrer Kacey Mottet Klein déroute. Le Romand de 20 ans, un peu timide, n’a pas la présence des figures qu’il incarne au cinéma. Déjà quinze rôles en dix ans. Cette fois, il est Alex, jeune paumé prêt à partir pour le djihad, personnage-clé au cœur du brillant dernier long métrage d’André Téchiné, «L’adieu à la nuit», dont il partage l’affiche avec Catherine Deneuve. Dans la vie, le visage de KMK trahit sa fragilité sous les oripeaux d’un bad boy chic, bomber et boots pointues. Un style qu’il a choisi pour notre shooting photo. Une fois dans la pénombre du studio, il est un autre. Amusé, perdu, menaçant, inquiet. Ses traits prennent la lumière, les masques défilent. Saisissant et insaisissable Kacey. Deux jours plus tard, en sweat et casquette, gamin cool, presque banal, il se livre d’une voix ouatée. Le Vaudois révélé par la réalisatrice franco-suisse Ursula Meier dans «Home» (2008) nous fait voyager dans sa tête et son cœur. Sa drôle de vie.
- Est-ce qu’à un moment de votre existence vous auriez pu vous perdre, comme Alex, votre personnage?
- Kacey Mottet Klein: Evidemment. J’ai eu la chance que le cinéma me tombe littéralement dessus, ça m’a permis d’entrevoir la lumière au moment où, jeune ado, on ne sait pas ce que l’on veut. Cela a pris du temps – j’avais 16 ans – avant de me dire: «Le cinéma est quelque chose que j’aime. Je peux en faire un métier.»
- Qu’est-ce qui a été décisif?
- Ses valeurs, la transmission d’émotions, une manière de sensibiliser les gens, de leur raconter des choses, d’être généreux. On a tous besoin de vibrer, de pleurer, de rire pour se sentir vivre. Ceux qui ne peuvent pas aller chercher cela en eux le font à travers le cinéma, par procuration.
- Vous jouez face à Catherine Deneuve, icône absolue. C’était intimidant?
- Je ne l’ai rencontrée que la veille du premier jour de tournage. On tisse alors des liens familiaux sans même se connaître. C’est là que le métier d’acteur entre en jeu. Je n’ai pas besoin de savoir qui est l’autre pour jouer avec lui. J’ai cette particularité d’avoir travaillé avec de grands noms dès mes débuts (ndlr: Isabelle Huppert, Fanny Ardant, Mathilde Seigner, Sandrine Kiberlain). J’ai l’habitude, cela ne m’impressionne pas. En plus, ma culture du cinéma français est mauvaise, je ne connais pas bien leur filmographie.
- André Téchiné vous a choisi pour la seconde fois consécutive. Pourquoi?
- Sur le tournage de «Quand on a 17 ans», il a appris à me connaître et compris qui j’étais. Il a su déceler les points communs, non pas idéologiques mais émotionnels, avec mon personnage. C’est lui qui m’a rappelé. Dans un premier temps, il avait pensé à Corentin Fila, mon partenaire dans le film précédent. Mais il est métis, et sur ce film Téchiné a voulu éviter tous les clichés.
- Comment décririez-vous Alex et quelles sont vos similitudes?
- Il est bloqué dans ses émotions. Il a de la peine à exprimer une sensibilité que l’on pourrait assimiler, à son âge, à de la féminité. Il veut être considéré comme un mec. C’est pour ça que sa relation à l’autre, notamment à sa grand-mère (ndlr: Catherine Deneuve), passe par la confrontation, la haine, la rage. Comme moi parfois.
- Vous n’avez jamais pris de cours de comédie. Qu’est-ce qui vous permet tant de justesse?
- J’ai besoin de sentir une compatibilité émotionnelle entre le personnage et moi. C’est là que se situe ma porte d’entrée.
- Vous travaillez d’instinct?
- Aussi. Ma préparation repose sur la technique d’Ursula Meier. Dans mon parcours, elle a été comme le personnage de Bilal dans le film, une endoctrineuse, une manipulatrice. Elle m’a fait un lavage de cerveau lorsque j’avais à peine 10 ans. Aujourd’hui, j’en suis encore totalement imprégné.
- Quels sont les ressorts de cette approche?
- C’est la méditation en pleine conscience. Aller à 200% dans la sensation de l’incarnation, jouer même avec ses doigts, ses phalanges, jusqu’à être le personnage. En parallèle, il faut lâcher prise.
- Delon dit: «Je ne suis pas comédien, je suis acteur.» Et vous?
- Ni l’un ni l’autre. Je suis Kacey et je deviens autre. C’est de la schizophrénie, quelque part. (Il claque des doigts.) Une capacité de passer d’une personne à une autre.
- Ce travail laisse-t-il des séquelles?
- Lorsque le metteur en scène dit: «Coupez!», je ne sais pas vraiment qui je suis... Lorsque je me mets dans la peau d’un personnage, je suis dans l’autodestruction. C’est si intense que ça me brise à l’intérieur. A la fin d’une journée, je suis chamboulé. De retour à l’hôtel, j’ai besoin de continuer à m’autodétruire. Je vais chercher ça dans ma manière de boire ou dans mes relations à autrui... C’est très violent. Comme un feu intérieur qui ne s’éteint pas. Un incendie qui se propage aux autres.
- Que ressentez-vous entre deux tournages?
- Je me libère de cette prison mentale dans laquelle le film m’enferme. Je suis frappé d’amnésie. J’oublie tout. C’est tellement vibrant, ce métier, que le cerveau, comme après un choc post-traumatique, efface tout pour repartir à zéro. Ensuite, la peur se manifeste. Je me dis: «Est-ce que l’on va me rappeler?», «On ne voudra plus jamais de moi». On imagine le pire.
- Dans le film, Alex n’a pas revu son père. Vous vivez loin du vôtre, qui est Américain, parti lorsque vous aviez 2 ans. Votre vie vous aide-t‑elle à jouer la comédie?
- On n’est pas toujours obligé de comprendre le fonctionnement de son personnage pour l’interpréter. Je ne sais pas pourquoi Alex renie son père. Ce n’est pas le cas pour moi. Le mien m’a laissé, mais je n’éprouve aucune rancœur à son égard. J’ai eu envie de le voir à 15-16 ans et ça s’est mal passé, voilà tout. Je me souviens que sur «L’enfant d’en haut», Léa Seydoux, elle, écoutait un message sur son téléphone chaque fois qu’elle avait besoin de pleurer, ça la replongeait dans cet état. Pas moi.
- Comme Alex, vous vous êtes converti à l’islam autrefois. Pourquoi?
- Pour m’intégrer à la bande de potes avec laquelle je traînais. J’avais 14 ans et c’était stylé d’être musulman. On employait des mots arabes sans savoir ce qu’ils signifiaient. On se donnait un genre. Je me suis rendu compte que la vie que je souhaitais mener était incompatible avec celle d’un pratiquant. J’ai vite abandonné.
- Vous en aviez parlé à votre mère?
- Non, car je n’aurais même pas su lui expliquer pourquoi je l’avais fait.
- Ça s’est fait comment?
- Je me suis présenté à la mosquée du Tunnel, à Lausanne, avec un ami musulman. J’ai rencontré un imam, nous avons échangé pendant quatre heures. Il m’a demandé de réciter un verset du Coran qui s’appelle «Al-Fatiha» et j’étais converti.
- Votre père est juif new-yorkais. Son judaïsme ne vous a pas tenté?
- Non. Mes cousins américains, dont je suis proche, sont tous des juifs pratiquants. Ma mère est chrétienne, moi je suis athée. Je me méfie des religions. Cela engendre des guerres et ça me désole.
- Vous avez une pointe d’accent belge. Vous habitez toujours Bruxelles?
- Pas du tout. Je vis désormais partiellement au Maroc, à Casablanca. Je suis parti là-bas par amour. Ma compagne est d’origine marocaine, née en Amérique. Elle est assistante réalisatrice. Nous nous sommes connus sur «Continuer» (ndlr: avec Virginie Efira). A cette occasion, j’ai eu la chance de visiter le Maroc traditionnel dans le Moyen-Atlas. On a vécu trois mois dans de petits villages entre Ouarzazate et Kénitra. C’était magique! Mais avant de partir, j’avais des a priori.
- C’est-à-dire?
- Je faisais un rejet très violent du Maghreb et de l’islam à cause des attentats du 13 novembre 2015. Ma famille proche côté français tient le restaurant Le Petit Cambodge, à Paris, une des cibles des terroristes. Ce voyage au Maroc m’a apaisé. Je me suis ouvert à sa culture et à sa mentalité. J’en suis amoureux, fasciné même.
- Votre compagne comprend-elle les tourments de votre métier?
- Ce n’est qu’avec elle que je me sens moi-même. J’ai de la peine à lui montrer mes films. Je ne suis pas à l’aise quand elle est avec moi en promo. Parce que ce n’est pas vraiment moi. C’est festif, on boit des coups. Je joue un rôle. Elle assiste à cette folie et l’accepte. C’est peut-être ce qu’elle aime, mon côté caméléon.
- Quel est votre rapport à l’argent?
- J’ai beaucoup de peine à épargner. Là aussi, c’est extrême. Je suis très mauvais gestionnaire. Je gagne très bien ma vie. Je flambe. Quand on touche depuis si jeune de grosses sommes par intermittence, 50'000 balles pour dire un chiffre, c’est difficile. Je n’arrive pas à m’assagir.
- Combien gagnez-vous?
- Sans vous le dévoiler, je dirai que le cinéma indépendant paie entre 50'000 et 150'000 euros, une grosse comédie plusieurs centaines de milliers d’euros.
- Quel est votre prochain film?
- J’ai terminé il y a cinq mois un road trip dramatique de Christophe Blanc, un tournage très difficile. Deux frères perdent leurs parents et voyagent à travers la France jusqu’en Espagne. Le suivant se fera en août sur l’avortement dans les années 1960. Sinon, je suis dans cette période de solitude, de néant, d’angoisse que j’évoquais.
- Votre carrière se dessine, pourtant?
- Je suis incapable de l’envisager ainsi. Tout me paraît trop facile, même si ça ne l’est pas… Certains jours, je me réveille en me disant que je suis un flic. Je ne m’habille pas en flic, mais dans ma tête j’en suis un. Je sais qu’ils ont une vie plus dure que la mienne et ça m’aide.
- Le cinéma anglo-saxon vous tente?
- J’adorerais. Je prends des cours d’anglais et d’arabe avec mon amie. Je commence à passer un peu les castings pour les Etats-Unis et l’Angleterre. Mais je ne me sens pas prêt.
- Qu’aimeriez-vous incarner?
- Un méchant dans un James Bond. Des rôles caricaturaux.