Meilleur buteur de l’histoire de Gottéron, resté fidèle à son club de toujours malgré des offres alléchantes, Julien Sprunger (37 ans) a acquis un statut d’icône à Fribourg. Les supporters ne l’adulent pas, ils l’aiment tout simplement, comme un des leurs. L’hommage qui lui a été rendu pour son 1000e match a ému tout le canton. Ce soir-là, des larmes ont coulé parmi les 9009 spectateurs de la BCF Arena.
L’immense respect qui entoure le joueur n’étonne pas Dominique de Buman, ex-syndic de Fribourg. «Gottéron est le trait d’union du canton, transcendant les districts, les rivalités, et Julien Sprunger est resté lui-même, simple, nature, accessible. C’est le Jo Siffert du hockey.» Avis partagé par le journaliste Philippe Ducarroz, historien du club: «Fribourgeois pure souche, Sprunger rappelle ces jeunes de la Basse-Ville qui ont fondé le club à l’époque.» Quant à Andreï Bykov, le fils de Slava, son grand pote dans l’équipe, il ne tarit pas d’éloges au sujet de ce capitaine si exemplaire: «Julien, c’est un leader naturel qu’on a envie de suivre. Il fait beaucoup pour les autres et on peut toujours compter sur lui. Sans oublier que c’est un copain plein d’humour, toujours le bon mot pour déconner.»
Des images pour toujours
En tête à fin octobre, Gottéron a réussi un départ canon dans ce championnat. «Après avoir raté les play-off la saison dernière, on se devait de rebondir. Il y a une super ambiance, de bons étrangers», relève Julien Sprunger, qu’on retrouve à l’entraînement un lundi matin alors que l’équipe est rentrée tard la veille après un match à Lugano. La routine. «Quand on joue à Davos, on est rarement de retour avant 3 heures du mat’ et on s’entraîne quelques heures plus tard. On a peu d’heures de sommeil en saison, surtout quand, comme moi, vous avez trois enfants à la maison, dont une petite dernière de 3 ans.» Comment se maintient-il à ce niveau à bientôt 38 ans? «Beaucoup de travail, de rigueur, c’est mon grand défi.»
De sa soirée de gala, il gardera des images à vie. «Je savais que le club et les supporters voulaient marquer le coup, mais pas à ce point.» Les 9009 spectateurs ont salué son entrée sur la glace en brandissant autant de cartons à l’effigie de son maillot 86. Gottéron l’a emporté 3-1 contre Berne. Une fois le match fini, revenu des vestiaires, il n’y avait toujours aucun siège vide. «Personne n’était parti, c’était fou!» Le moment le plus fort restera pour lui le tour d’honneur effectué avec sa famille, son épouse Valentine, Louis (7 ans), Achille (13 ans) et Eve, la cadette. «Partager ce moment avec eux m’a transpercé le cœur, croyez-moi.» Alors que lui et son pote Andreï ne jouent plus dans la même ligne, l’entraîneur Christian Dubé avait eu le tact de les replacer côte à côte comme lorsqu’ils terrorisaient les défenses. Et ils ont fait leur tour d’honneur à eux. Andreï n’a pas pu retenir ses larmes. «C’est Julien qui m’a demandé de rester avec lui pour saluer le public, c’était très émouvant», raconte Andreï. Et son pote d’ajouter: «Avec Andreï on a vécu tant de moments extraordinaires sur et en dehors de la glace!»
Après les juniors, l’enfant de Grolley (FR) a débuté avec la «Une» alors qu’il avait à peine 16 ans. Depuis, souvent courtisé, il n’est jamais parti, une fidélité devenue de plus en plus rare dans un sport pro où on va au plus offrant. «La seule fois où j’ai failli partir, c’était en 2009, aux New York Rangers: jouer en NHL était mon rêve de gosse. Puis c’est tombé à l’eau à cause d’une grave blessure. En revanche, c’est vrai, j’ai décliné des offres de Lugano, de Zurich, de Genève où j’aurais pu gagner un peu plus mais sans qu’on doive me supplier pour rester. Gottéron m’a tant donné. Je veux y laisser quelque chose en héritage.»
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Entre lui et les supporters s’est tissé, au fil des saisons, un grand respect mutuel. «Le hockey est une religion à Fribourg et c’est un public de connaisseurs. Cette saison, le tiers de l’équipe est composé de joueurs formés ici et le club est soutenu, non pas par deux ou trois mécènes, mais par des dizaines de PME de la région. L’ancrage régional n’a jamais été aussi fort.»
Où que Julien se trouve à Fribourg, les gens le saluent, les enfants lui demandent des dédicaces. «On n’est pas à Zurich, c’est une petite région et je fais partie du paysage, rigole-t-il. Moi aussi, petit, j’avais des étoiles dans les yeux quand je croisais mes idoles. Alors je reste toujours un petit moment avec les gosses, c’est une manière de rendre un peu de ce qu’on m’a donné.» Il est aussi régulièrement invité dans les écoles. «C’est plus important de marquer un but ou de faire un «assist»? Est-on souvent blessé? Les enfants sont très curieux. Je leur rappelle toujours qu’ils doivent d’abord bien travailler à l’école avant de s’éclater en sport.»
Le flair du buteur
Le premier but que l’ailier a marqué, contre Bâle le 4 octobre 2003, il avait 17 ans, il s’en souvient comme si c’était hier. «J’avais tourné autour de la cage avant de tromper le gardien.» Vingt ans plus tard, les 400 réussites sont en vue. «Aujourd’hui, je montre moins d’émotions après avoir marqué, mais le plaisir reste le même.»
«Rapide, agile, Julien Sprunger a toujours eu ce flair inné devant la cage, analyse Philippe Ducarroz. Je me souviens d’un but contre Berne où au lieu d’aller rouspéter vers l’arbitre après une charge, il était resté sur place, le puck qui lui était revenu avait fini au fond, il avait anticipé ce qui allait se passer.» En quart de finale des play-off en 2013, il avait signé un inoubliable triplé, éliminant Zurich, le grand favori. C’était l’époque où son duo avec Andreï faisait merveille. Comme un rite, les deux potes s’asseyaient toujours un moment sur le banc après chaque tiers alors que les autres regagnaient les vestiaires. «Des fois, on parlait tactique, des fois, quand ça tournait bien, on se lançait des gags, des bêtises, c’était notre petit moment de légèreté», raconte Andreï.
Victime à répétition des défenseurs, Julien Sprunger a subi de nombreuses blessures, dont une dizaine de commotions. Qui a oublié la terrible image où, après une charge d’un Américain, lors du Mondial 2009 à Berne, il était resté comme paralysé sur la glace? «Je ne sentais plus rien, ni mes bras, ni mes jambes. Des fourmis sont revenues dans mes mains quand je me suis retrouvé nu sur la table d’opération. C’est la seule fois où je me suis demandé si ça valait le coup de continuer au péril de ma santé.» Une année plus tard, le buteur était de retour.
L’histoire légendaire du club est quelque chose «d’hyper-important» aux yeux de Julien Sprunger. Ces jeunes de la Basse-Ville, dans la vallée du Gottéron, les Bolzes, qui l’avaient fondé voilà près d’un siècle. La mythique patinoire des Augustins, qui a vu Gottéron accéder à la LNA en 1982, située en dessous du pont de Zähringen où les cris de joie et les chocs, répercutés par les falaises, résonnaient jusqu’à la cathédrale. «J’aurais tellement aimé vivre un match aux Augustins», soupire le champion.
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Julien Sprunger a attrapé le virus du hockey en accompagnant Nathalie, sa grande sœur, qui faisait du patinage artistique. «Ce n’était pas mon truc, mais je voulais toujours aller sur la glace. Mes parents m’ont acheté ma première canne alors que j’avais 3 ans et demi.» Son enfance a été bercée par les arabesques de Bykov et de Khomutov. «Avec mes copains, on les imitait dans les garages au pied des immeubles à Grolley.» Son seul regret jusqu’ici est de n’avoir jamais réussi à ramener ce titre de champion qui manque tant au palmarès de Gottéron. La finale de 2013 contre Berne avait été perdue d’un rien. «Ce titre, on l’a touché du doigt. C’est dommage pour le plus ancien club de LNA de traîner cette étiquette de Poulidor du hockey.» Lacune comblée cette saison?
Continuer? L’envie est là
Qu’Achille et Louis, ses deux fistons, préfèrent le foot, peu lui importe. «Je ne les ai jamais poussés.» Rempilera-t-il à la fin de la saison? C’est la question qui hante les supporters. «Je me sens bien physiquement, je pense pouvoir encore amener quelque chose à l’équipe. Il y a plus de chances que je continue plutôt que j’arrête.» Et comment voit-il l’après-hockey? «Un poste m’est garanti dans le club, on verra lequel. Parallèlement au hockey, j’ai décroché un brevet de gestion d’entreprise. Une certitude, je ne deviendrai jamais entraîneur. Je ne rêve que d’une chose après ma carrière, partir skier une semaine à la montagne, ce que je n’ai jamais pu faire.»
Son maillot 86 rejoindra à sa retraite, au-dessus des tribunes, ceux de Slava Bykov et de Jean Lussier, autres légendes de Gottéron. Plus personne jamais ne le portera. Julien Sprunger deviendra immortel.