Il est le danseur star du Béjart Ballet Lausanne depuis de nombreuses années et a été confirmé directeur artistique à la place de Gil Roman, licencié en février. A bientôt 47 ans, le grand blond aux chaussons magiques évoque avec nous sa passion pour la danse, qui touche parfois à la grâce mystique, ces émotions vécues sur scène souvent plus fortes que dans la vie ordinaire, son envie de perpétuer l’héritage de Maurice Béjart, tout en ouvrant la compagnie à d’autres horizons artistiques. Et sa volonté aussi de mettre un terme, à la fin de cette année, à sa carrière de danseur pour se consacrer à sa nouvelle tâche. Interview pas de deux.
- Un grand ouf de soulagement après cette nomination définitive?
- Julien Favreau: Oui, mais elle a surtout rassuré les danseurs. J’avais peur que certains d’entre eux, venus pour Gil Roman, partent. Finalement, les gens sont restés parce qu’ils ont estimé que j’étais légitime. Je sens une grande fidélité de la part de ces 40 danseurs, pour l’œuvre de Maurice Béjart et pour le BBL.
- L’annonce de cette nomination a été accompagnée dans la presse de révélations sur la crise financière que traverse le BBL. Vous avez hésité à postuler?
- Ces problèmes financiers ne sont pas nouveaux. Ce n’est pas la première crise que traverse le BBL. En juin et en décembre 2023, on n’avait pas réussi à remplir correctement les salles, à conquérir le public. Ce qui avait été proposé sur le plan chorégraphique n’avait pas satisfait tout le monde. Mais, en juin dernier, nos spectacles ont connu un très grand succès, et ce n’était pas ma programmation. On a su rebondir avec un gros budget mis sur la communication. J’ai voulu mettre en avant le fait que, en dehors du «Boléro» à l’affiche que les gens ont toujours plaisir à revoir, le BBL peut présenter autre chose. L’œuvre de Béjart fait partie désormais de l’histoire de la danse, du répertoire classique, la nouvelle génération de danseurs veut toujours danser ces œuvres, mais aussi des œuvres plus modernes. Et pourquoi pas aussi imaginer des contrastes. Présenter un jour une œuvre classique comme «Le lac des cygnes».
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- Des licenciements sont-ils à prévoir?
- Cela me préoccupe. Je serai peut-être obligé un jour de diminuer l’effectif de la compagnie pour stabiliser la situation financière, mais certains ballets de Maurice nécessitent au moins 40 danseurs, voire plus. Je ne pourrais pas par exemple remonter «Le sacre du printemps», faute d’un nombre de danseurs suffisant. D’où la nécessité d’avoir une école à disposition comme nous l’avions avec Rudra. Ou de travailler avec une école de Suisse romande. Cela me servirait à agrandir mon effectif et, pour ces élèves, de faire un premier pas dans un milieu professionnel.
- Au Japon, vous êtes une rock star, beaucoup de chorégraphes auraient rêvé de vous engager. Pourquoi être resté trente ans à Lausanne?
- J’ai appris la danse à La Rochelle, dans une école où la philosophie de Béjart régnait déjà puisque c’est la maman de l’ancien directeur de l’école Rudra, Michel Gascard, qui m’a appris à danser. A 16 ans, j’ai eu le choix entre Maurice Béjart et Roland Petit. Mon choix s’est porté naturellement vers le premier. Après un an d’école, Maurice m’a fait entrer dans la compagnie. Je me suis tout de suite senti à ma place. Au bon endroit, au bon moment. La question s’est posée lors de son décès. J’avais 30 ans, je me suis dit qu’il était temps peut-être de rejoindre une autre compagnie… J’aurais rêvé de danser chez Mats Ek (ndlr: danseur, chorégraphe, comédien et metteur en scène suédois), ce style de danse, de vérité du mouvement, de danse théâtre m’attirait beaucoup. Puis je me suis dit que, après avoir travaillé plus de treize ans avec Béjart, la meilleure façon de lui rendre hommage, c’était de rester au BBL, de continuer à danser son œuvre, surtout pour la faire découvrir à la nouvelle génération.
- Que diriez-vous au jeune Julien Favreau de 16 ans qui arrive à Lausanne?
- Saisis ta chance, profite à fond d’être à côté de ce grand homme! Et aie confiance en toi!
- On a de la peine à croire, avec votre physique et votre talent, que vous manquiez de confiance en vous. Une ex-danseuse du BBL m’a dit que vous pourriez être Ken dans une version dansée de Barbie…
- (Rires.) Oui, mais, en danse, on doit se remettre en question tous les jours. Parce que, tous les jours, on est confronté à soi-même devant son miroir. Et il y a des jours où ça ne va pas, où on a mal dormi, où il s’est passé des choses plus ou moins agréables dans notre vie privée, où le corps n’a plus envie... On ne peut jamais penser que c’est acquis. Il n’y a pas de paroxysme en danse, on peut toujours faire mieux, lever la jambe plus haut, danser avec plus de profondeur, de vérité. Et puis, c’est un trait de mon caractère, je me questionne beaucoup. Avant de prendre une décision, j’analyse tout le champ des possibilités!
- Est-ce vrai que votre père rêvait pour vous d’une carrière de footballeur, comme le père de Billy Elliot dans le film du même nom?
- Oui, c’est vrai, secrètement, il l’espérait, mais j’ai eu des parents extraordinaires. A partir du moment où ils voyaient que j’étais heureux et épanoui, ils m’ont toujours soutenu et encouragé.
- Un footballeur s’arrête généralement avant 40 ans. Vous en aurez 47 en décembre. Que vous dit votre corps?
- C’est très personnel. J’ai eu des collègues qui ont arrêté leur carrière à 30 ans parce qu’ils étaient cassés physiquement. D’autres continuent à 55 ans et plus. Comme j’étais grand et plutôt fort, j’ai passé ma carrière à sauter, à faire beaucoup de pas de deux (duos), ce qui a provoqué durant une saison des problèmes de dos. Je me suis fait une rupture du tendon d’Achille juste après le covid, ce qui m’a obligé à arrêter de danser pendant un an. Je ne voulais pas finir ma carrière sur une blessure. J’ai réappris à marcher, à courir, à danser et je suis revenu en septembre 2022. J’ai bien fait de m’accrocher. Certes, j’avais abordé ma fin de carrière avec Gil Roman, lui disant que je ne voulais surtout pas devenir un poids ou un handicap pour la compagnie. Il m’avait encouragé à continuer.
- Mais votre corps vous dit aujourd’hui d’arrêter?
- Oui. La transition va se faire naturellement. Et ma nouvelle tâche de directeur artistique va m’absorber à 200%. Les gens pensent que je ne vais pas arriver à quitter la scène, car je l’aime trop, mais j’ai trente ans de carrière dans les pattes. Cela ne me fait pas du tout peur d’arrêter de danser. Je sentais déjà depuis un moment que cela devenait compliqué de s’entraîner quotidiennement, de se maintenir en forme. A 47 ans, on a besoin de plus de temps de préparation, de récupération. J’ai dansé le «Boléro» en juin, je prévois de danser Freddie Mercury dans «Le presbytère» au mois de décembre, qui sont des rôles physiques, mais, après ça, ma carrière de danseur sera vraiment derrière moi. Même si je n’exclus pas de monter quelquefois sur scène, mais pour de petits rôles.
- Et vous réjouissez-vous de ne plus vous astreindre à un régime alimentaire?
- J’ai eu de la chance de ce côté-là. Durant toute ma carrière, je n’ai pas eu à faire attention. Je mange un peu ce que je veux! Merci papa, maman. Merci la génétique! (Rires.)
- Gil Roman a été licencié pour un comportement qualifié de vulgaire, d’impulsif, de colérique et d’injurieux. Vous en avez souffert?
- Je sais que certains danseurs ont souffert, j’ai été témoin de certaines situations difficiles, mais je ne me suis jamais considéré comme une victime. Quand quelque chose n’allait pas, on parlait, on mettait cartes sur table, même si cela n’a pas toujours été facile. Mais Béjart lui-même pouvait se montrer très dur, tyrannique, j’ai pleuré plusieurs fois en rentrant chez moi, la tête dans les mains. Même s’il était capable, une fois la porte du studio franchie, de vous dire: «Viens, je t’invite au resto!» Parfois, aussi, il est nécessaire de pousser l’artiste dans ses retranchements. Maurice n’avait pas envie d’avoir devant lui une plante verte!
- Il vous a d’ailleurs bousculé pour le rôle de Freddie Mercury, vous disant: «Je ne veux pas voir Julien le danseur mais Julien la rock star!» Ce rôle a bouleversé votre vie. Pourquoi?
- On me demandait tout à coup de parler, de crier, d’exprimer des choses parfois violentes, à travers mon corps, les expressions de mon visage. Je devais m’emparer de quelque chose que je n’avais jamais fait avant. Ça m’a fait grandir artistiquement, mais aussi humainement. Freddie Mercury a mis quelque chose dans ma vie et moi, j’ai mis quelque chose de moi dans ce rôle-là.
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- La danse, cela permet de faire l’économie d’une psychanalyse?
- (Sourire.) Effectivement, quand je ne vais pas bien, je danse. Mon corps est mon outil de travail depuis tant d’années! Et quand on danse, l’attention aux autres danseurs est aussi très importante, on se nourrit des autres, on s’ouvre, on est comme des éponges, on absorbe. C’est thérapeutique, ça fait du bien.
- Vous est-il parfois arrivé d’entrer en transe en dansant l’hypnotique «Boléro» de Ravel?
- Il y a deux sentiments dans le «Boléro». D’abord, le dépassement de soi, car c’est un challenge physique. Et l’autre, c’est l’abandon. Il faut s’abandonner. Je ne parlerais pas de transe mais d’abandon. On passe dans une autre dimension. On atteint un degré où, tout à coup, on ne pense plus à la chorégraphie, comment son pied doit être posé… On est dans un état de grâce. C’est magnifique, on a l’impression d’un moment suspendu…
- On vous a souvent comparé à Jorge Donn. Avez-vous dû lutter pour vous affranchir de cette ressemblance?
- Oui. J’ai toujours voulu me démarquer. Nous sommes tous les deux blonds, mais je suis plus grand physiquement. Mais je crois que nous avons une sensibilité commune, cette vérité du mouvement. Jorge Donn avait donné sa bague à Maurice Béjart en lui disant de la transmettre à un danseur qui lui aurait fait penser à lui. Je l’ai toujours avec moi, c’était un formidable cadeau.
- Vous avez dit un jour qu’il se passe des choses plus fortes sur scène que dans la vie ordinaire à cause de l’intensité des corps. Est-ce envisageable pour vous de tomber amoureux d’une personne qui ne sait pas s’exprimer avec son corps?
- J’ai été amoureux de quelqu’un qui était danseur. C’était compliqué de travailler ensemble, de faire la même chose. J’ai aussi été amoureux d’une personne qui ne l’était pas. C’est possible, oui. Actuellement, je ne suis pas amoureux, mais j’aimerais tomber amoureux de quelqu’un qui fait quelque chose d’autre que moi. J’ai besoin de me nourrir, de partager, de découvrir d’autres univers, je reste un grand curieux, j’adore les rencontres humaines.
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- Vous accepteriez d’être juré dans une émission populaire comme «Danse avec les stars»?
- Pourquoi pas? C’est bien d’avoir l’œil de spécialistes dans ce genre d’émission. Il y a beaucoup d’influences dans le monde de la danse aujourd’hui. Si les grandes œuvres restent modernes, c’est parce qu’elles sont dansées par des danseurs multi-influencés par le hip-hop, la danse de caractère. Le spectacle est fait de toutes ces multitudes.
- En dehors de la danse, que faites-vous?
- Je passe du temps avec mes amis. J’aimerais aussi lire plus. J’achète toujours plein de livres que je ne lis pas. Maurice Béjart, qui lisait beaucoup, voulait un jour me faire lire un livre du philosophe Nietzsche. Je l’avais commencé, je le trouvais difficile, il m’a dit: «Fais comme moi, tu lis une ligne sur deux!» (Rires.)