Votre compagne, la scénariste et romancière Hélène Grémillon, a découvert qu’elle était enceinte lors d’un séjour en Suisse. Comment cela s’est-il passé?
Nous étions venus à Montreux pour marcher, après un de mes concerts. Luc Plamondon m’a proposé de me présenter un ami qui lui organise des escapades dans la région. Il est venu nous chercher à l’hôtel le matin et nous sommes partis dans le val d’Illiez. Le soir en rentrant, comme il y a alentour la clinique La Prairie, j’ai dit à Hélène: «Allez faire des soins. C’est très réputé.» (En aparté: «On se vouvoie, Hélène et moi, mais ce n’est pas une coquetterie.») Elle a pris rendez-vous, a choisi des massages thaïs et une petite dame asiatique, toute ridée, lui a demandé de se déshabiller. Elle l’a fait et là, la dame lui a annoncé: «Je ne vous masserai pas, vous êtes enceinte.» (Il rit avec stupéfaction.)
Quelle fut votre réaction?
Elle a attendu de me rejoindre pour me le dire. (Ton amusé.) J’ai répondu: «Qu’est-ce que c’est que cette histoire?» Hélène était effectivement enceinte. C’est incroyable.
Elle avait 30 ans alors et vous 60. Que s’est-il passé?
On a arrêté notre séjour bien agréable et nous avons rejoint Paris. Nous ne nous sommes mariés qu’en décembre 2012 après la naissance de notre fils, Léonard (ndlr: né le avril 22 avril 2008).
La question de la paternité sur le tard s’est évidemment posée. Vous avez appelé le publicitaire Jacques Séguéla chez qui se sont connus Carla Bruni et Nicolas Sarkozy. Pourquoi lui?
Parce qu’il a eu des jumelles. Il a dix ans de plus que moi et il possède une forme de sagesse. Je me suis dit: «Je vais donc prendre son avis.» Il m’a vivement encouragé.
Vous cherchiez à vous rassurer?
Pour ça, j’ai consulté des médecins qui me connaissent afin de ne pas faire n’importe quoi. Ils m’ont dit: «Tu vas pouvoir accompagner ton enfant au moins jusqu’à ses 20 ans.» C’est assez sage, assez raisonnable. Après 20 ans, vous n’avez plus grand-chose à faire. Les miens, plus grands (ndlr: Angèle, Jeanne, Vanille et Barnabé), je les vois très souvent, ils sont géniaux. Mais ils font leur vie.
Depuis, vous revenez en Suisse?
(Large sourire.) C’est si agréable Champoussin, que nous y sommes retournés l’hiver de la même année. C’est un endroit que j’aime, familial, pas du tout show-off et très bien pour les enfants. Nous revenons régulièrement. On loue un appartement avec vue sur les Dents-du-Midi. Il n’y a jamais foule, ce qui n’est pas le cas sur le versant français.
Vous skiez?
Non. Je fais de la raquette, c’est un très bel endroit pour ça. On y a des amis. Le docteur que mon épouse a consulté est devenu notre copain.
Vous abordez, dans ce nouvel album, la non-maternité. Un thème rare. «Les petits souliers» est une chanson triste, douloureuse même.
J’avais ressenti la même chose en découvrant le texte de Bruno Guglielmi. Détail étonnant, les auteurs avec lesquels je n’avais jamais travaillé – sauf Carla Bruni et Maxime Le Forestier – m’ont tous proposé des chansons avec une récurrence: le thème de la maternité. Dans cette chanson, il y a une phrase qui tue: «Elle eut l’âme d’une artiste plus amante que maman, le bonheur un peu triste des femmes sans enfants. Elle aimait la peinture, ignorait sa jeunesse. Les rêves quand ils durent remplacent les grossesses…» C’est une chanson qui va voyager, je la chanterai sur scène. Comme mon prochain tour de chant sera plutôt gai, il faut que je choisisse sa place.
Dès vos débuts, vous avez eu du mal à dire «je t’aime» à travers les textes des autres. «Femmes, je vous aime», vous trouviez que ça craignait avant de l’enregistrer. Pourquoi?
Parce que c’était trop impudique. Avec Etienne Roda-Gil (ndlr: le parolier de ses débuts), on avait pris le soin de ne pas l’être pendant quinze ans. Le plus beau truc «roda-gilien», c’est l’adaptation de la chanson argentine Ballade pour un fou. Elle dit: «Et dans ce monde où tous les hommes se croient debout, je suis le seul à me vanter de me traîner à tes genoux…» Je dépends de mes auteurs, mais je ne leur réclame jamais rien. Jean-Loup Dabadie m’a permis de dire «je» avec Femmes, je vous aime en 1982. De temps en temps, un auteur a envie de me faire chanter autre chose et n’aborde pas le thème de l’amour, que j’adore. Il est inépuisable.
Vous n’aviez que 1 an et demi au moment du divorce de vos parents. «Deux sapins, c’est dur à vivre», dites-vous. Là, à travers un titre assez joyeux, «On attendait Noël», vous avez changé d’avis?
Cette chanson ne correspond pas à ma vie. Mais le personnage s’adresse à son frère en regrettant ce moment traversé ensemble. «On ne vit plus sous le même toit, on ne fait plus de petites croix mais quand j’installe l’étoile, c’est à nous que je pense.» J’étais l’aîné de la famille et un des deux sapins se fêtait avec mes frères et sœurs. Des deux côtés, mes parents faisaient des efforts pour que ce soit gai. A Bourg-la-Reine, c’était un Noël familial. Je l’ai longtemps évacué de ma mémoire, je l’avoue. Mon âme nostalgique a plutôt gardé les Noël solitaires avec ma mère. C’est injuste, car avec mes frères et sœurs ce n’était pas malheureux.
Vos blessures d’enfance semblent nourrir vos plus belles mélodies. Il y a toujours comme un bémol, pas de place pour un bonheur total. Pourquoi?
J’ai une âme qui n’est pas gaie. Je pense que j’ai – alors que je m’en défends absolument dans la vie – une âme mélancolique. Calogero, avec qui j’ai fait l’album, rejoint vos propos, mais il emploie d’autres termes:«Il y a quelque chose de slave dans ma musique», dit-il à propos des mélodies.
Votre épouse semble inspirer les auteurs.
«Ta femme joue un rôle d’inspiratrice», m’a-t-on dit récemment. C’est arrivé trois fois, coup sur coup, sur cet album. On nous rencontre et je reçois ensuite des chansons. Une femme m’a déclaré récemment: «Ton épouse a une vieille âme.» Ce que propose le monde moderne ne la satisfait pas complètement. J’ai, d’une certaine façon, une vieille âme aussi. Pour les mêmes raisons.
Cette mélancolie, est-ce une façon d’exprimer les non-dits qui ont pesé sur votre enfance?
On ne parlait pas, en famille, du fait que je partais le vendredi soir pour rejoindre ma mère chez elle. Je ne rentrais que le dimanche pour retrouver le foyer paternel, mes frères et sœurs. Il y avait un non-dit absolu. Ma mère était une femme seule, ça n’existait pas trop à l’époque. C’était dur à vivre dans la société d’alors, parce qu’elle était belle. Elle se faisait courir après, évidemment. C’était une proie facile. Une jeune femme qui devait avoir une vie amoureuse dont je ne voulais pas entendre parler (il fait le geste de celui qui détourne le regard). Tout ça, c’était du ressenti, je ne le comprenais pas.
Votre mère l’exprimait?
A travers ses larmes, lorsqu’elle m’accompagnait au métro le dimanche, elle avait vraisemblablement des trucs à se reprocher. Ces périodes m’ont marqué lorsque j’étais enfant.
Avez-vous regretté qu’elle ne vous élève pas?
Je n’ai jamais regretté d’être élevé par mon père. Et je ne dis pas que je le préférais, ce serait idiot. Il y avait une différence de classe sociale entre mes parents et une différence de niveau intellectuel. Mon père a obtenu la garde, ce qui était rare. Je pense que ma mère, compte tenu de l’époque – elle était si jeune – a été à part. Elle pensait que j’aurais une meilleure éducation avec lui. Il avait monté un dossier gros comme ça. Elle n’était pas très forte avec les enfants, je l’ai vu avec les miens. J’adorais les moments en sa compagnie, mais les week-ends, on ne sortait pas. On était tous les deux dans ce tout petit appartement. Je n’étais donc pas mécontent de rentrer le dimanche soir.
Comment se fait-il que vos frères et sœurs ignoraient où vous vous rendiez?
On ne le disait pas…
Vous ne leur en parliez jamais en revenant?
Comme mon père y avait mis un non-dit très puissant, tout le monde embarquait dedans. Il avait une personnalité très forte. Je n’ai appris que bien plus tard le pourquoi de ce silence.
C’est-à-dire?
(Il observe un temps.) Ils ont eu une relation après leur divorce. Cela explique beaucoup de malaises. J’ai appris ça vachement tard. Tout nous était imposé, sans menaces, mais en silence. Un enfant se fait à tout, vous savez. J’ai eu cette double vie très jeune, l’habitude s’est installée. Ma mère me ramenait jusqu’à la grille et elle n’est jamais rentrée dans la maison.
Votre belle-mère a été votre seconde maman?
Oui. Et ma belle-mère n’est venue qu’une seule fois d’elle-même jusqu’à la grille afin de demander à ma mère la permission qu’elle me fasse donner des leçons de piano.
Vous n’avez donc jamais vu vos parents réunis en dehors des photos?
La seule et la première fois de ma vie que je les ai vus l’un à côté de l’autre, c’était à l’Olympia, en février 1969. J’avais 22 ans. C’est drôle que ce soit lié à mon métier. Tout d’un coup, je les visualisais les trois. Je dis «les trois» parce que ma mère a épousé quelqu’un plus tard. Elle est restée femme seule longtemps.
Elle s’est mise en colère quand vous lui avez annoncé que vous vouliez devenir chanteur. Vous avez cité Gilbert Bécaud. Elle a répondu: «Bécaud, il n’y en a qu’un!» Vous pressentiez votre carrière?
C’était une obligation pour moi. Les études brillantes de mon père, Normale Sup’, n’étaient pas pour moi. Ni l’ENA, ni Sciences-po d’ailleurs. Ce qu’attendaient mes parents m’imposait une pression très forte, d’un côté comme de l’autre. J’avais un devoir de réussite. Mon père espérait que je fasse des études. Moi, je brûlais les ponts derrière moi en me lançant dans la chanson. Il fallait que j’en fasse ma vie. Ma mère, en fille d’ouvrier, de père communiste et antillais, aurait préféré que je sois médecin, avocat ou que sais-je? Etonnamment, mon père, gaulliste, a été plus tolérant. Il a mieux compris l’affaire. Alors que c’est elle qui adorait les chanteurs (rires).
Quand avez-vous compris que vous étiez fait pour ça?
Je devais avoir 18 ou 19 ans. Je chantais dans un groupe… (Il grimace.) J’étais, malgré tout, un petit-bourgeois à qui ça ne plaisait pas tellement de passer dans des boîtes et d’être mal traité. (Rires.) J’avais des copines de la bonne société, alors on se produisait dans des rallyes. Les filles se mettaient en robe longue. On les faisait danser.
Le déclic libérateur s’est produit à quel moment?
Tout a changé le jour où, derrière mon piano, j’ai compris que j’étais capable d’inventer. Je me suis dit: «Tu peux y aller.» Et j’ai senti confusément qu’il fallait chanter sa propre musique. La survie, c’était ça. L’orgueil m’a porté. J’étais vexé comme un pou d’avoir raté ma première audition chez CBS. J’ai compris que je serais maître de mon destin parce que lorsqu’on invente sa musique, on le devient. Je ne me suis pas posé beaucoup de questions et je suis passé, avec angoisse et inconscience, au-dessus des difficultés qui existaient. Aujourd’hui, lorsque je me mets derrière un piano, après cinquante ans de carrière, je suis encore frais. Il y a toujours des mélodies qui sortent, ça le fait. C’est toute la puissance de la musique.