Un 26e album à 73 ans, une silhouette intacte, des mélodies d’une fraîcheur sans cesse renouvelée, Julien Clerc aurait-il un secret de longévité? Il nous répond au téléphone dans un taxi qui le ramène à son nouveau domicile parisien. «L’inspiration, qui ne faiblit pas, vraisemblablement vous immunise et vous fait traverser le temps de manière heureuse.»
«Terrien», son nouveau disque, à la fois fort et tout en finesse, léger parfois, n’est jamais insouciant. Les sujets sociétaux s’enchaînent sur des arrangements dépouillés, au gré des signatures, féminines et masculines, toutes générations confondues. Il chante l’écologie, la dépression, la violence faite aux femmes, mais aussi l’amour des gens, il rend hommage aux enseignants – «Mademoiselle» a été écrite avant la mort de Samuel Paty –, à ses racines insulaires, évoque le Brexit et l’amour avec un grand A, sujet éternel. «Je ne tiens jamais la plume de mes auteurs. Cette fois, comme s’ils s’étaient donné le mot, ils avaient envie de me prendre comme porte-parole pour me faire chanter tout ça. C’est un honneur», dit-il, tout étonné de cette coïncidence. Clara Luciani, Carla Bruni, Jeanne Cherhal, Didier Barbelivien, le rappeur Vincha et Baptiste Hanon, Marie Bastide, Marc Lavoine ou encore Bernard Lavilliers convergent tous, sans le savoir, vers l’altérité.
Les mots, mis très en avant, irrigués par ses musiques, Julien Clerc se les approprie. «Comme me l’a dit Carla Bruni dès qu’elle a entendu l’album: «Tu t’ouvres au monde», commente-t-il. Il ajoute en riant: «Vous me direz, il était temps!» Des 12 textes, «La jeune fille en feu», sur le viol, est l’un des plus poignants. «Combien de filles en feu ont gardé leur secret comme un message honteux à la craie…» Le titre est inspiré par «Portrait de la jeune fille en feu», le film de Céline Sciamma dans lequel joue Adèle Haenel.
Fin 2019, dans la mouvance du mouvement #MeToo, le témoignage de la comédienne contre le réalisateur Christophe Ruggia a inspiré la parolière. «Je ne pense pas que Jeanne Cherhal me l’aurait proposé si je n’avais pas chanté «Femmes… je vous aime» de Jean-Loup Dabadie.» En 1982, cette déclaration à toutes les femmes l’a rebuté dans un premier temps, avant de devenir un marqueur dans sa carrière. Après des années à chanter Etienne Roda-Gil, sans jamais évoquer ses propres sentiments, il disait enfin «Je t’aime», en chanson, pour la première fois.
Roda, pourtant, fut son miracle. Il rencontra l’auteur-poète, fils de réfugiés espagnols ayant fui le franquisme, au hasard d’un bistrot du Quartier latin. «Etudiant, je passais mon temps à l’Ecritoire. J’avais composé quelques mélodies, mais je ne connaissais absolument personne dans le métier. Un jour, j’ai demandé autour de moi: «Est-ce que quelqu’un écrit des paroles?» Derrière, j’ai entendu: «Si, moi.» C’est tout à fait extraordinaire!» L’association de ces deux-là, véritable coup du destin, allait engendrer une pop française aux formules obscures et littéraires. Paul-Alain Leclerc, dit Julien Clerc, enfant de parents divorcés, allait s’imposer naturellement, porté par sa belle gueule et sa chevelure en cascade, habité par son art. Ses allers et retours entre deux foyers, sa blessure d’enfance, vont nourrir son tourment, sa sensibilité et son répertoire. Plus tard, ce seront ses élans et ses ruptures amoureuses, la hantise de l’abandon, de France Gall («Souffrir par toi n’est pas souffrir») à Miou-Miou («Ma préférence»), de Virginie Coupérie-Eiffel («Si j’étais elle») à son épouse actuelle, la romancière Hélène Grémillon («Entre elle et moi»).
Son génie musical et son vibrato naturel vont lui valoir une place à part. «A 17 ans, je ne savais pas ce que je voulais faire. Je me suis lancé sans possibilité de retour en arrière dans une époque insouciante et assez rare dans l’histoire de l’humanité. Il y avait la guerre du Vietnam, mais on ne connaissait pas la crise, on vivait la libération des mœurs et on avait beaucoup d’espérance en l’avenir. Avoir 20 ans alors était idéal.» Il n’ira pas sur les barricades de Mai 68, mais sa «Cavalerie», sortie le 9 mai cette année-là, écrite avant les émeutes estudiantines et dont la phrase «J’abolirai l’ennui» deviendra l’un des slogans, est propulsée au sommet des hit-parades, portée par la voix assurée d’un interprète de 20 printemps.
«Mon chant a d’abord été instinctif. J’ai appris sur le tas. J’ai attendu dix ans avant de prendre des cours. Aujourd’hui, c’est une forme de yoga, de méditation, de travail sur mon corps que j’attends toujours avec impatience, des leçons et des exercices dispensés par Jeremy Reynolds, mon professeur.»
Depuis plus d’un demi-siècle, Julien Clerc ne se sent jamais aussi bien que près de son piano, son refuge. «C’est le seul meuble qui m’ait jamais suivi dans mes très nombreux déménagements. C’est toujours le même depuis mes débuts.»
En mars 2020, pourtant, changement de décor. Julien Clerc, confiné, a composé «Terrien» sur un clavier portable. «Avec Hélène, nous étions partis, en 2015, vivre cinq années à Londres, avec l’envie d’être à la fois ailleurs – un pays que j’adore, très exotique – et à seulement deux heures trente de Paris. Nous sommes rentrés en France dès la première vague. Comme nous n’avions pas de solution de repli, plus de maison, j’avais tout vendu, nous nous sommes réfugiés chez mes beaux-parents. J’ai mis un mini-clavier dans ma chambre pour ne pas casser les oreilles des autres et j’ai travaillé au casque.»
Dans sa bulle, le mélodiste échappait à un matraquage anxiogène. «Cela m’allait très bien. Sauf que, quand j’en sortais, j’étais confronté à la réalité. Une angoisse sourde dès qu’on allumait le moindre poste de télé: ce virus touchait l’humanité entière. Je pense que la musique, encore une fois, m’a sauvé la vie (il rit). C’était grave à l’extérieur, mais à l’intérieur, j’ai continué à être inspiré et à prendre tellement de plaisir à jouer.»
S’il chante dans «Comment tu vas?» «Combien sont-ils / ceux qui se noient? / Des hommes qui coulent / des femmes qui boivent», lui n’a jamais connu la dépression, ni de véritable addiction. «La cocaïne, c’était une expérience et très vite mon corps a dit stop. Je n’ai pas une nature addictive. Aujourd’hui, même boire du vin ne m’intéresse plus.» Il se ravise: «J’ai une addiction à l’amour. Avec la musique, ce sont les deux grandes affaires de ma vie.»
Le hasard, encore lui, a mis Hélène sur son chemin. Rencontrée il y a dix-huit ans, elle collaborait à une émission d’Ardisson dont il était l’invité. Ensemble, ils ont eu Léonard, 13 ans. «Elle connaît vraiment tous les recoins de ma vie. Nous sommes fusionnels. Elle est la première à écouter mes chansons et connaît la situation matérielle de notre couple. Je ne pensais pas que j’arriverais à vivre avec quelqu’un qui s’occuperait aussi du professionnel. On arrive à mener tout ça en étant extrêmement liés, alors que moi, toute ma vie, j’ai été plutôt individualiste.»
Tout autre chose encore avec Carla Bruni. Avec elle, l’amitié a pris le dessus. «Une histoire d’amour, une histoire de sexe aurait gâché le fait qu’elle soit devenue instantanément, dès notre rencontre (en 1999, ndlr), une amie. C’est très étrange, parce que ça n’arrive pas souvent. D’emblée, j’ai eu envie de lui raconter ma vie. Et c’est peut-être parce qu’elle a été une confidente qu’elle n’a pas été une amante. Elle est sans aucun doute une des personnes à qui j’irais me confier si j’avais des problèmes. Et il se trouve aujourd’hui qu’elle est la plus ancienne de mes auteurs (il rit). Quand on pense qu’il y a vingt ans je lui ai mis le pied à l’étrier en lui proposant d’écrire six titres sur l’album "Si j’étais elle"…»
Au moment de quitter son véhicule, Julien Clerc est en joie. «Je suis arrivé devant chez moi, on se regarde ma femme et moi à travers la fenêtre et elle me fait des signes.» Il suit de près son travail d’auteure. Lors de son séjour londonien, le couple a reçu l’écrivain et philosophe romand d’origine valaisanne Alexandre Jollien. Avec Hélène Grémillon, il a coécrit le scénario du film «Presque», dans lequel il joue. Une œuvre sensible et décomplexée sur le handicap, réalisée par Bernard Campan. «Alexandre et Hélène travaillaient chez nous, je les rejoignais pour les repas. J’ai beaucoup de tendresse pour ce garçon. Elle n’aurait pas fait ce film si ça n’avait pas été lui.» Pour l’évoquer: changement d’interlocuteur. Julien Clerc passe le téléphone à sa femme, qu’il appelle «ma douce». «Ce film était resté dix ans à l’état de projet entre Alexandre et Bernard Campan, qui avaient eu un coup de foudre amical, commente Hélène Grémillon, enthousiaste. Ils ont eu besoin d’un regard extérieur. Ce sont deux super acteurs. On ne le savait pas pour Jollien, c’est son premier rôle. J’ai fait mon travail d’auteure avec lui. Il nous rejoignait de façon fragmentée. En tout, on a dû passer deux mois ensemble. Alexandre a la chance de pouvoir philosopher sur son handicap, c’est si rare d’avoir cette double casquette: celle de l’entrave et celle de l’hyper-liberté par la parole. C’est un cerveau, une intelligence surdimensionnée. J’espère que «Presque» (sa sortie était prévue le 17 mars, ndlr) provoquera une prise de conscience. Il va bien dans l’air du temps.»
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On lui demande si «le jeune homme», son mari, est toujours là. «Vous savez quoi, ce jeune homme cuisine, parce qu’il a toutes les qualités», glisse-t-elle, complice. Que préparet-il? «Du poulet, des restes», dit modestement Julien Clerc. Il aime cuisiner le court-bouillon de poisson, plat hérité de son grand-père maternel antillais, et déteste la malbouffe. «Je me bats contre ça depuis toujours.» Enfant, il était un terrien, comme le titre de son disque.
«Nous n’allions pas en vacances à la mer, mais à la campagne, dans le Poitou. Au début, mon rapport à la nature a été familial. Après, j’ai commencé à gagner un peu d’argent, je me suis acheté une maison de campagne.» Avec France Gall, il a possédé la métairie Bruyère, dans l’Yonne; plus tard, avec Miou-Miou, il a acheté le château des Gouttes, avec un élevage de 350 brebis. «Je suis de la génération qui a connu la fin de la paysannerie traditionnelle. Mes cousins faisaient de la polyculture, leur ferme fournissait de tout. Mes enfants ont connu tôt le goût du poulet de grain. Ces choses-là ne doivent pas mourir.»
La nature donc, et cette question lancinante qui revient dans «La rose et le bourdon»: «Pourquoi n’a-t-on rien fait?» «J’ai toujours eu confiance dans le génie humain. Je crois en un sursaut pour sauver notre merveilleuse planète. Lorsque, comme moi, on nage dans la mer des heures avec la tête dans l’eau à voir ce qu’il se passe au fond, se passer de plastique serait formidable.» Lui qui a chanté «Partir» pourrait être tenté de s’exiler de nouveau. «L’Italie ou l’Allemagne, pourquoi pas.» Et la Suisse? «Nous adorons venir faire de la raquette à Champoussin, en Valais, mais cette année, c’est compliqué.»
Avant de le quitter, on lui demande ce qui pourrait bien l’arrêter. «Ne plus avoir d’inspiration, ne plus être un artiste vivant. Mais si je pouvais continuer de l’être, ce serait bien. Et j’espère remonter sur scène. J’espère…» Le public aussi.
>> * L’album «Terrien» (distr. Play Two/Musikvertrieb) est sorti le 12 février. La tournée «Les jours heureux» passera à l’Auditorium Stravinski, à Montreux, le 10 février 2022 à 20 h. Infos: www.lasaison.ch