- Julie Ordon, comment êtes-vous devenue mannequin professionnelle à 15 ans?
- Julie Ordon: J’étais la cadette de quatre filles et j’avais un tempérament créatif affirmé. Dans la famille, il y avait des artistes peintres du côté de mes grands-parents. Moi, je jouais tout le temps la comédie. Ma mère m’a toujours fait confiance. Lorsque je n’avais pas envie d’aller à l’école, elle me disait avec indulgence: «Ça ne fait rien, tu seras une artiste…» En 1999, j’ai remporté le concours de l’agence Madison. A la clé, il y avait un contrat chez Dessange, une séance de photos et une parution dans le magazine Elle.
- Vous êtes partie à Paris du jour au lendemain?
- J’étais en 9e au cycle de la Florence (GE). J’apparaissais un jour par semaine et, à la place des cours, je mobilisais l’attention de la classe en racontant mes shootings. La prof principale a fini par dire à ma mère qu’il fallait choisir entre l’école et le mannequinat. Les mauvaises langues ajoutaient: «Tu te prends pour qui? Tu ne seras jamais mannequin!» Maman, qui rêvait d’être photographe, n’avait pas eu les moyens d’assouvir sa passion, elle m’a encouragée tout en me donnant quinze jours pour réfléchir. J’étais déterminée et je suis partie sans hésiter. J’ai eu du travail immédiatement.
- Vous étiez encadrée?
- A Paris, mon agent gérait ma carrière. Il y avait un ou une responsable pour chaque secteur: les magazines, les défilés importants, la lingerie. A Genève, l’une de mes sœurs m’avait ouvert un compte en banque. Etant mineure, je ne pouvais pas toucher cet argent, ni disposer d’une carte de crédit. A Paris, j’étais mal logée et je n’avais que 50 francs par semaine pour prendre le métro, boire un café et faire mes courses. J’ai très vite souhaité que ça change. J’ai pris des taxis, puis j’ai demandé un chauffeur et ensuite j’ai souhaité partir pour travailler à l’étranger. Ça a décollé en six mois. Au fond de moi, je visais un autre monde: celui de l’art et du cinéma. Mannequin est un métier très exigeant. Je travaillais dur, toujours souriante, sans le droit d’avoir mal à la tête ou de connaître un jour sans. Mais j’avais aussi ma façon à moi de dire: «Tu me fais chier (rires)…»
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- Qui étaient les tops du moment et comment vous en êtes-vous démarquée?
- Gisele Bündchen, Carmen Kass et Kate Moss raflaient toutes les campagnes. On me repérait à ma «folie», mon côté artiste. Mon père est d’origine polonaise. J’ai l’âme slave. C’est une sorte d’état dépressif qui me fait me sentir vivante malgré les hauts et les bas. Lorsque je suis heureuse ou amoureuse, c’est à l’extrême. Je ne sais pas être à 20%. Ça doit forcément être too much.
- Vous semblez toujours positive. Est-ce le cas?
- J’ai le sang chaud. Je déteste les injustices. Je peux devenir insupportable si un homme manque de respect à une femme ou un jeune à une personne âgée. Je déteste les gens petits d’esprit qui parlent ou agissent sans réfléchir.
- Comment échappe-t-on, si jeune, aux pièges de la drogue et du sexe?
- J’ai toujours su fixer des limites, je n’ai jamais laissé s’installer d’ambiguïté. Lorsque j’attirais une personne plus âgée que moi, je pensais très naïvement détenir un pouvoir de séduction hors du commun. Aujourd’hui, je dis à ma fille et à mes nièces: «Une enfant de 15 ans n’a rien à faire avec un homme de 40, 50 ou 60 ans.» Dans ce milieu, une adolescente n’a pas conscience des dangers de la vie. Je ne m’en cache pas, j’ai parfois joué avec le feu et je me suis brûlé les ailes et les mains. J’ai eu accès à l’alcool et aux drogues, mais je n’ai jamais touché à la cocaïne. Je préférais ce qui ouvrait les portes de la perception. Dans ce sens, j’ai dû être artiste dans les années 1970; je crois à la réincarnation (rires). J’aime la découverte, la liberté et tout ce qui est sans limites. Ces excès – dont je ne fais nullement l’apologie – étaient un exutoire. Une façon de souffler, de mettre un frein à la pression écrasante de mon travail. Une séance photo pouvait commencer à 5 heures du matin et se terminer à 23 heures. Entre deux, je n’avalais qu’un sandwich, et encore… Le matin, au réveil, après avoir travaillé et voyagé non-stop, il m’arrivait de me demander: «Mais quel jour est-on et où suis-je?»
- Avec qui avez-vous vécu votre première grande séance photo?
- Avec la photographe Ellen von Unwerth. Elle orchestre des mises en scène dignes de films. Ce jour-là, j’avais rendez-vous au studio Pin-Up à Paris. J’étais excitée. Dès l’entrée, on voyait s’afficher sur un immense tableau les noms des grands de la photo comme Paolo Roversi, celui d’une publication prestigieuse et le nom du mannequin. La top du moment était Adriana Lima. Son côté félin m’hypnotisait. Quand Ellen a vu mon book, elle a téléphoné à mon agence en disant: «Julie reste pour Vogue Italie.» Je me suis retrouvée au maquillage à côté d’Adriana. Deux semaines après, Ellen m’a choisie, avec Adriana Lima, pour la campagne des jeans Guess, réservée jusque-là à Cindy Crawford ou Kate Moss. En partant pour Los Angeles, j’accédais au rêve hollywoodien.
- Vous avez posé dans l’édition française de «Playboy» en 2007. La nudité ne vous a jamais gênée?
- Non. Parce que tous les gens avec qui j’ai travaillé l’ont toujours fait avec sobriété et bon goût. C’était avant tout une démarche artistique et pas érotique.
- Le mouvement #MeToo a permis de dénoncer des viols et des abus commis dans votre profession. Avez-vous été témoin de situations ambiguës?
- J’ai participé et assisté à des dîners où le patron, entouré de très jeunes mannequins, invitait des hommes fortunés. L’intention était de profiter d’un avantage: le jet privé d’untel, un billet d’avion. Je sentais que tout ça était «malintentionné»…
- C’est-à-dire?
- A l’époque, les filles devaient payer la fabrication de leur composite (album de photos professionnel, ndlr) au prix fort. Chaque envoi leur était facturé. C’était très coûteux, ça se faisait par la poste. Elles vivaient à quatre dans un studio et payaient l’équivalent de deux loyers. Elles s’endettaient. Celles qui ne trouvaient pas de contrats finissaient par coucher pour assurer leur avenir.
- Les choses ont-elles changé?
- Le politiquement correct est désormais omniprésent. Notamment par rapport à la nudité. Si on demande à une fille, dont le string ou le soutien-gorge dépasse, de l’enlever, qui doit le faire et comment: est-ce un garçon ou une fille? Ce qui autrefois semblait naturel est devenu, excusez l’expression, un peu chiant. Quels que soient les progrès, la mentalité ne change pas. Les cons restent des cons…
- Cela permet au moins d’éviter des abus…
- Absolument. Mais il faudrait pouvoir modifier les choses en profondeur, sinon c’est de l’hypocrisie. Je considère le viol comme un meurtre, un crime contre un être humain. L’entourage immédiat d’un violeur, celles et ceux qui rendent un tel délit possible sont, à mes yeux, complices de ce crime. Or la loi ne change pas.
- Comment votre fille de 12 ans vous perçoit-elle et si elle partait – comme vous l’avez fait – dans trois ans, comment réagiriez-vous?
- Mathilda me dit: «Maman, à l’école, tout le monde dit que tu es une star!» Je lui réponds par un immense sourire. D’ici à trois ans, si elle voulait devenir mannequin, ce serait un «non» catégorique. Je lui ai tout de même transmis le virus de la mode et elle souhaite devenir créatrice de vêtements. Elle a deux machines à coudre, elle fait déjà ses robes, ses sacs et ses chapeaux toute seule. Elle sait même où elle ira étudier. Dans sa tête, c’est tracé. Ma fille est une vraie passionnée.
- Ce monde permet de côtoyer de grands noms. Vous aviez évoqué Prince, pour nous, au moment de sa disparition, en 2016. Qui d’autre avez-vous connu?
- Leonardo DiCaprio. Dans les années 2000, c’était un grand gamin, un être très facétieux. Entre gens célèbres, c’est assez étrange, mais on se parle et on se tutoie immédiatement. Un temps, j’étais constamment avec les artistes de la scène hip-hop et R’n’B: Puff Daddy, Jay-Z, Ja Rule ou The Game. On est devenus amis et j’ai pu assister à tout leur processus créatif. Ils sortaient en boîte, s’imprégnaient des sons à la mode, rentraient en studio, choisissaient un beat et enregistraient un titre à base de samples de jazz, de soul ou de rock des années 1960 à 1980 en sachant d’instinct ce qui allait marcher. Par exemple Come with Me (B. O. du film Godzilla en 1998, ndlr), dont le riff est extrait du titre Kashmir de Led Zeppelin, paru en 1975.
- Vous êtes aussi actrice. Où en est votre carrière cinématographique?
- L’industrie du cinéma a changé depuis la pandémie, de nombreux projets sont suspendus. Cette année, j’ai dû être opérée une quatrième fois de la cheville après mon accident en juillet 2014 sur le tournage de No Limit, la série produite par EuropaCorp et Luc Besson. Je souffre le martyre tous les matins. Je ne peux pas marcher plus de quinze minutes, c’est un énorme handicap.
- Beaucoup d’actrices ont vu les propositions diminuer avec l’âge. Est-ce un frein dans vos différentes activités?
- J’ai 37 ans et, pour la première fois cette année, on m’a refusé un rôle en me disant que j’étais «trop vieille». Je postulais pour incarner Brigitte Bardot jeune (entre 16 et 22 ans, ndlr). On m’a identifiée à B. B. depuis mes débuts, notamment dans Rouge, la pub Chanel inspirée par Le mépris de Jean-Luc Godard. J’ai souvent incarné des femmes de 20 à 30 ans en étant plus âgée. Mais, pour les rôles de femmes mûres, j’ai l’air encore trop jeune.
- Vous paraissez sans âge. Votre beauté a-t-elle parfois été un obstacle?
- J’ai compris, en France notamment, qu’on ne pouvait pas être à la fois jolie et considérée comme une bonne comédienne. Combien de fois ai-je entendu: «Elle est trop belle pour le rôle!» Comme si, d’entrée, on perdait en crédibilité. De Hollywood à Bollywood, on demande aux acteurs de prendre du poids ou de s’enlaidir. Cela s’apprend, on se maquille, on porte des prothèses. On est transformable. Marion Cotillard et Vincent Cassel en sont de trop rares exceptions.
- Cette année, votre nom est associé à une marque de bretzels. C’est votre côté entrepreneuse?
- Ce que j’aime avant tout, c’est la cuisine. J’adore recevoir et faire plaisir. J’ai hérité cela de mes parents. L’art de la table a toujours compté à la maison. Très jeune, on m’a appris à former mon palais. A 8 ans, j’appréciais un poulet aux piments et, par la suite, les voyages m’ont familiarisée aux saveurs du monde entier. Pour Bretzel & Gretel, je me suis occupée de tout, jusqu’à imaginer, un matin, le logo, après avoir amené ma fille à l’école. C’est l’artiste Catherine Schmidt qui l’a dessiné à la façon d’une poya. Nos bretzels enrobés de chocolat sont sucrés ou salés. Ils proposent une gamme de saveurs très étendue. Mon préféré est aux pétales de rose. Pour Noël, on va proposer écorce d’orange, pain d’épices et noix de pécan. J’ai aussi lancé des plaques de chocolat et j’ai quatre ou cinq autres produits gourmands en préparation.
Pour retrouver Bretzel & Gretel, les produits gourmands de Julie Ordon: bretzelandgretel.com