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Julian Assange, du cyberpunk au martyr de l’info

Privé de liberté depuis huit ans, jugé depuis lundi par un tribunal britannique, le fondateur australien de WikiLeaks risque 175 ans de prison s’il est extradé aux Etats-Unis. Comment Julian Assange, le hackeur journaliste, héros de la démocratie, est-il devenu l’homme à abattre? Récit.

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En mars 2015, Darius Rochebin rencontre Julian Assange à l’ambassade d’Equateur à Londres et enregistre un «Pardonnez-moi». Illustration: Andreas Gefe

Le corps prostré, le visage bouffi, le teint blême et le regard éteint comme l’écran d’un ordinateur ayant rendu l’âme, Julian Assange a l’air d’un mort-vivant. A 48 ans, l’Australien semble en avoir dix de plus.

Après sept ans passés dans l’ambassade d’Equateur à Londres qui lui avait accordé l’asile, il a été lâché par M. Lenín Moreno, le nouveau président équatorien. Au mépris de toutes les lois internationales, ce dernier a laissé la police britannique pénétrer dans l’ambassade et arrêter le fondateur de WikiLeaks.

Depuis le 11 avril dernier, Julian Assange est enfermé dans la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres («notre Guantánamo à nous», disent les Britanniques), soumis à un isolement strict, jusque-là réservé aux terroristes les plus dangereux.

Rapporteur de l’ONU contre la torture, le Zurichois Nils Melzer, ancien délégué du CICR, a pu, au printemps dernier, rencontrer le prisonnier, qu’il décrit ainsi: «M. Assange présente tous les symptômes typiques d’une exposition prolongée à la torture psychologique, y compris un stress extrême, une anxiété chronique et un traumatisme psychologique intense.» Le 1er novembre, M. Melzer lançait un nouvel avertissement: «L’exposition continue de M. Assange à l’arbitraire et aux abus pourrait bientôt lui coûter la vie.»

C’est dans cet état que le créateur de l’organisation WikiLeaks affronte cette semaine les audiences judiciaires qui pourraient décider de son extradition vers les Etats-Unis, où il risque 175 ans de prison.

L’histoire de Julian Assange commence le 3 juillet 1971 à Townsville, dans le Queensland, sur la côte est de l’Australie. Sa mère, Christine Ann Hawkins, y mène une vie d’artiste tendance hippie. A l’occasion, elle se mobilise contre le nucléaire ou pour la protection des animaux, des dauphins en particulier. A Sydney, au cours d’une manifestation contre la guerre du Vietnam, elle a rencontré un certain John Shipton, le père biologique de Julian. Moins d’une année après sa naissance, le couple se sépare, et c’est le second mari de sa mère, Brett Assange, musicien et directeur d’un théâtre de marionnettes, qui lui donne son patronyme.

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Julian Assange est né le 3 juillet 1971 à Townsville, dans le Queensland, sur la côte est de l’Australie. Illustration: Andreas Gefe

De ses premières années passées au large de Townsville, sur Magnetic Island, qui abrite une joyeuse communauté de hippies, Julian racontera «une jeunesse à la Tom Sawyer». Comme le héros de Mark Twain, il passe ses journées dans la nature, à construire des cabanes et des radeaux. Julian Assange raconte que c’est durant cette enfance pleine de liberté qu’il a acquis «la certitude que les règles étaient là pour être brisées».

Quand la famille s’installe dans la ville de Lismore, à 200 km au sud de Brisbane, Julian a déjà vécu une trentaine de déménagements aux quatre coins du continent et fréquenté autant d’écoles. Même s’il est fort en maths et passionné de philosophie, «l’école a toujours été un problème» avouera-t-il dans sa biographie.

En face de leur modeste maison brille la vitrine d’un magasin d’électronique dans lequel sa mère lui achète son premier ordinateur, un Commodore SX-64. Pour ceux qui n’étaient pas nés, rappelons que cette machine pesait plus de 10 kilos pour une mémoire vive de 64 kilo-octets (d’où son nom), 30 000 fois moins qu’un téléphone portable d’entrée de gamme. Mais pour l’adolescent solitaire, égaré dans une ville au milieu de nulle part, «c’était déjà le futur et je voulais le comprendre», dira-t-il plus tard.

Immédiatement, l’ordinateur devient sa passion, d’autant plus dévorante qu’à l’époque les utilisateurs doivent fabriquer eux-mêmes les programmes dont les machines ne sont pas encore équipées. Pour les piloter, il faut taper de longues lignes de commande sur le clavier. L’apprentissage est fastidieux, mais, à 17 ans, un passionné comme Julian maîtrise déjà les bases de la programmation informatique.

Si pour une majorité d’adolescents les premiers ordinateurs sont des consoles de jeux, pour Julian Assange ce sont des outils d’exploration et d’invention. Et qui dit imaginer et écrire un programme dit aussi le «craquer», c’est-à-dire réussir à en percer le secret et les protections. Quand, au début des années 1990, arrivent les premiers modems, ce dispositif électronique qui permet de faire circuler des données numériques via le canal analogique du téléphone, c’est le monde entier qui s’ouvre sur leurs petits écrans noir et blanc.

En 1989, celui qui est désormais devenu un hackeur à plein temps avait rencontré une jeune fille de 16 ans «intelligente, mais très introvertie»; il l’épouse et elle accouche deux ans plus tard d’un garçon que le couple prénomme Daniel.

Sur le réseau internet dont la Toile ne cesse de s’étendre (1000 ordinateurs connectés en 1984, 10 000 en 1987, 100 000 en 1989, 1 million en 1992), Julian a choisi son premier pseudonyme: Mendax. Tiré des «Odes» du poète latin Horace, Splendide Mendax peut se traduire par «la gloire de mentir» ou «brillant menteur».

Avec entre autres compères Prime Suspect, 17 ans, et Trax, 25 ans, Mendax forme un groupe, The International Subversives, qui exerce ses talents durant la nuit. «On faisait des raids sur la compagnie canadienne de communication, sur la NASA et sur le Pentagone. Un jour, j’ai réussi à pénétrer la compagnie australienne d’électricité en me faisant passer pour un collègue. J’avais créé un fond sonore de bureau et j’ai obtenu le mot de passe par téléphone!» Le QG du 8e groupe de l’US Air Force, Panasonic dans le New Jersey, Xerox en Californie, les failles sont si nombreuses qu’ils peinent à se souvenir de tous les endroits qu’ils réussissent à pénétrer. «Vous voulez débrancher 20 000 téléphones au Brésil? Pas de problème! Rendre le téléphone gratuit un après-midi à New York? On peut le faire!» se vanteront-ils plus tard. Malgré tout, les «Subversifs Internationaux» s’imposent des règles strictes: ne pas endommager les systèmes dans lesquels ils s’infiltrent, ne rien modifier des informations dans ces systèmes (si ce n’est pour effacer les traces de leur passage) et partager les informations.

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Arrestation le 11.04.2019: Ce jour-là, le président de l’Equateur révoque l’asile politique de Julian Assange, qui est immédiatement extrait de l’ambassade et arrêté par la police britannique. Illustration: Andreas Gefe

Pour ces pionniers de l’informatique grandis dans l’esprit libertaire des années 1970, le hacking est naturellement anarchiste. Et pour ces cyberpunks, comme ils se définissent, un moyen de remettre en cause l’autorité. Tandis que se développe la sécurité du réseau et que se durcissent les lois punissant les pirates, Julian Assange acquiert une conviction qui est aujourd’hui encore au cœur de son combat: le développement d’internet crée une asymétrie d’information entre les pouvoirs publics, économiques, militaires et les simples citoyens. Et cette différence profite aux Etats au détriment des libertés individuelles.

Pour les défendre, Julian Assange s’intéresse tout particulièrement à la cryptographie, pour laquelle il invente en 1997 un outil qu’il appelle Rubberhose. Son logiciel permet de dissimuler des données cryptées sous une couche de fausses données, de sorte qu’aucun mot de passe unique ne puisse jamais conduire à la source et aux informations sensibles d’une personne. «J’imaginais que cette technologie permettrait aux gens de parler, même si des forces puissantes avaient voulu les empêcher de le faire.» C’est dans cet esprit que, moins de dix ans plus tard fut créée une organisation qui allait radicalement bousculer les règles de l’information.

Aux premiers jours d’octobre 2006 est déposé le nom de domaine wikileaks.org. Leaks signifie «fuites», et «wiki» parce que, pour Julian Assange, l’encyclopédie en ligne Wikipédia est une belle illustration de cet internet participatif et communautaire qu’il veut défendre. Il voit WikiLeaks comme une «agence de renseignement du peuple qui utiliserait la technologie pour dénoncer les abus des pouvoirs en place».

Jusqu’en 2009, le site va publier des centaines de milliers de documents, révélant aussi bien l’escroquerie mondiale de l’Eglise de scientologie que les activités de la banque suisse Julius Baer dans les îles Caïmans et son rôle dans l’évasion fiscale. D’autres dans lesquels on découvre comment le personnel du camp de Guantánamo doit tenir à distance les délégués du Comité international de la Croix-Rouge. Parmi les révélations qui font le plus mal, les rapports diplomatiques révélant l’étendue de la corruption des régimes arabes proches de Washington.

En avril 2010, le site publie une vidéo titrée «Collateral Murder», allusion au «dommage collatéral», comme les Etats-Unis qualifient leurs bavures… On y voit en Irak, en 2007, l’équipage d’un hélicoptère se livrer à un véritable carnage qui tue 18 civils, dont deux journalistes de l’agence Reuters. Comme dans le plus sinistre des jeux vidéo, on y entend les rires des soldats menant ce que les Etats-Unis appellent une «guerre propre». Même auprès des alliés les plus fidèles des Etats-Unis, le choc est immense.

Dans la foulée, le nombre d’informations parvenant à WikiLeaks dépasse tout ce que son créateur avait imaginé. Sous le coup, certains des journaux les plus prestigieux commencent à s’intéresser à cette exceptionnelle source de scoops qu’est devenu WikiLeaks.

En juillet 2010, en collaboration avec The Guardian, The New York Times et Der Spiegel, WikiLeaks diffuse 90 000 documents secrets relatifs à la guerre en Afghanistan. En octobre, le journal Le Monde, de même que les télévisions Al Jazeera et Channel 4 les rejoignent pour diffuser plus de 390 000 documents confidentiels relatifs à la guerre en Irak.

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Le 20 janvier dernier après une audience au tribunal de Westminster, à Londres. Dukas

Partout dans le monde, des milliers de procédures judiciaires sont engagées en s’appuyant sur les publications de WikiLeaks. Un peu trop pour les rédactions partenaires du site, qui commencent à s’inquiéter de son mode de fonctionnement qui fait fi des liens traditionnels unissant les journalistes à leurs sources. De plus, en publiant des e-mails révélant comment Hillary Clinton avait manœuvré contre son adversaire démocrate Bernie Sanders, Assange se retrouve accusé d’avoir favorisé l’élection de Donald Trump.

D’une semaine à l’autre, Julian Assange n’est plus ce héros vertueux auquel Amnesty International avait attribué son Prix des nouveaux médias en 2008, ni l’homme de l’année auquel Time Magazine avait consacré sa couverture. A partir de ce moment-là paraissent des articles de plus en plus critiques à l’égard de l’Australien. Sans qu’aucune des révélations du site soit contestée et sans rapport aucun avec le fond des différentes affaires, on lui reproche un ego surdimensionné, son mauvais caractère, sa tenue négligée. Il faut savoir qu’à ce moment-là, aux Etats-Unis, une équipe de 200 diplomates est chargée, par tous les moyens, d’étouffer WikiLeaks. Parmi les premières mesures, tous les comptes de cartes de crédit de l’organisation sont fermés; PostFinance fera de même en Suisse.

Au même moment, en Suède, Julian Assange est incriminé dans une affaire d’agression sexuelle. A condition de ne pas être extradé vers les Etats-Unis, il veut bien répondre de ces «accusations». Mais la Suède ne lui accorde même pas le droit d’être interrogé par des magistrats. Dix ans plus tard, cette accusation est définitivement classée. La Suède, n’ayant jamais pu produire d’acte d’accusation (aucune femme n’a porté plainte), est forcée de reconnaître que toute l’affaire avait été montée.

Mais peu importe, pour Julian, le mal est fait, sa réputation et sa santé définitivement détruites. Et lui piégé en Angleterre. Toujours pour échapper à une extradition vers les Etats-Unis, Assange avait cru trouver refuge dans la petite ambassade d’Equateur. En fait de refuge, c’est un piège qui s’est refermé, dans lequel il sera écouté et surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant sept ans. Ses visiteurs, comme Darius Rochebin qui y enregistre en mars 2015 un «Pardonnez-moi» plein d’émotion, sont systématiquement fichés, et le jour où il souffre d’un abcès dentaire, on lui refuse même les soins d’un dentiste.

A Londres, son équipe d’avocats, dirigée par l’Espagnol Baltasar Garzón, qui avait réussi à faire condamner le dictateur Pinochet, compte bien quelques durs à cuire, comme le Français Eric Dupond-Moretti. Mais que peut raisonnablement attendre de la justice le mort-vivant qui en est privé depuis si longtemps?


L'éditorial: Information, révolution!

Par Jean-Blaise Besençon

L’acharnement de deux gouvernements démocratiques, les Etats-Unis et l’Angleterre, à vouloir neutraliser Julian Assange choque non seulement l’idée de la justice mais aussi celle des droits de l’homme. Pourtant, le martyre du créateur de WikiLeaks ne doit pas faire oublier – parce que c’est ce qu’espèrent une partie de ses détracteurs – tout ce que son organisation a déjà bouleversé dans le fonctionnement du monde.

Les «secrets» publiés par WikiLeaks ont non seulement provoqué un désastre diplomatique aux Etats-Unis, mais les millions de documents commerciaux, bancaires, religieux dévoilés sur le site ont aussi permis de déclencher, à l’échelle planétaire, l’ouverture de milliers d’enquêtes pénales visant aussi bien l’Eglise de scientologie que des banques faisant dorer la fortune de leurs clients au soleil des îles Caïmans.

Depuis que les Grecs avaient laissé un cheval bourré de soldats devant les portes de Troie, on sait que les gouvernements usent de la tromperie et du secret pour mener leurs guerres. Mais, en 2020, alors que le nombre de «données classifiées» ne cesse d’augmenter dans la plupart des pays, qu’est-ce qu’un secret d’Etat? Et pour les milliards d’«informations personnelles», les mails, les vidéos, les photos qui sont chaque seconde partagés sur les différents réseaux d’internet, quel groupe de la société en possède le contrôle? Qui surveille leur diffusion, leur confidentialité et donc naturellement leurs fuites? Elles sont parfois des scoops pour les journalistes ou alors des signaux susceptibles d’alerter des sociétés démocratiques. Mais qui contrôle ceux qui les contrôlent?

Face à Darius Rochebin, Julian Assange comparait l’impact de son site à l’invention de l’imprimerie, à la traduction de la Bible, à la diffusion de textes et de brochures comme ceux qui avaient lancé un changement radical comme la Réforme. Aujourd’hui qu’il est possible d’obtenir et de diffuser en quelques clics toutes sortes d’informations, y compris des fake news, les journalistes doivent sans doute remettre en question leurs canaux traditionnels d’informations exclusives. Et le monde politique comme celui des affaires, revoir leurs méthodes de travail comme leurs règles de conduite. Question de justice.


Par Jean-blaise Besencon publié le 26 février 2020 - 09:23, modifié 18 janvier 2021 - 21:08