Ce jour-là, dans le Journal de Morges, le lecteur plonge comme d’habitude dans des événements à la Pagnol à deux pas de chez lui. Au hasard: les pêcheurs locaux jugent les perches du lac trop petites, une cloche de Vufflens-le-Château pourrait être classée et le village de Berolle a assisté à une rixe surréaliste entre voisins. Rien que de l’actualité du trottoir d’en face, directe et de première main.
L’édito est titré «Ensemble face à la bérézina». Il relate sans s’apitoyer les centaines de licenciements dans la presse romande, promet de miser «plus que jamais sur la proximité» et est signé par le rédacteur en chef, Cédric Jotterand. Son histoire et celle de son journal donnent un peu d’espoir dans cette sombre époque. Le quinquagénaire est un enfant d’Apples entré en journalisme dans les pages sportives puis devenu rédacteur en chef en 2007. En 2014, le lendemain du 120e anniversaire du journal, fêté dignement, le groupe de presse qui le possède, Tamedia, a pour cadeau l’annonce brutale de la mise en vente de tous ses journaux locaux, dont le Journal de Morges. Lâché par ses patrons, que va devenir ce fleuron de la presse régionale?
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Encouragé par moult messages de soutien, Cédric Jotterand monte un premier projet de reprise. «J’y croyais, mais il était un peu foireux, sourit-il, j’ai échoué.» En 2016, alors que le groupe a commencé à vendre les autres journaux, le même Jotterand prend une décision radicale. «J’étais à un tournant. Je me suis dit que j’aimais mon job, qu’il fallait le sauver. Je me suis remis à négocier, à la lumière de mes premières erreurs. J’ai obtenu 51% des actions, avec cinq ans devant moi pour racheter le reste. J’y ai mis toutes mes économies et celles de ma femme…» Il ne cache pas qu’au moment de poster l’enveloppe dans la boîte, même s’il avait toujours été dans l’action et qu’il se battait pour chercher de la publicité depuis des années, il a frissonné un brin.
Il monte alors un projet optimiste, avec une équipe de cinq ou six personnes. A son étonnement, les soutiens dans la région tombent de toutes parts, lecteurs, entrepreneurs, et il mesure l’attachement des gens du coin à leur gazette. Si environ 600 nouveaux abonnés débarquent vite (il en compte aujourd’hui 6800), aucun mécène n’est utilisé. «Seules des petites communes ont fait un geste et un prêt de 150 000 francs est venu de la ville de Morges. Je l’ai remboursé en un an parce que je ne voulais pas avoir de lien. Dix ans plus tard, je m’en félicite. Cela m’a donné de l’indépendance. La liberté, je la dois à mon équipe.» Il se donne une mission formatrice, lance des jeunes. Un exemple récent, parmi d’autres: une journaliste vient de passer dix jours aux Jeux de Paris, aux trousses de deux athlètes du district.
En quoi un tel modèle peut-il être exemplaire, alors que la presse vit un carnage? «On est dans un journalisme où on appelle Pierre-Yves Maillard, Léonore Porchet ou Philippe Nantermod sur à peu près tous les sujets... Nous, après notre café le matin, nous partons sur le terrain. Le but est, comme un paysan, de sillonner sa terre. Il y a toujours une histoire à raconter.»
Le choc actuel, il le ressent pourtant aussi. Le JDM sera imprimé à Berne, les imprimeries de Bussigny vont disparaître. «Je connais tout le monde là-bas, je me suis battu pour eux. J’ai ressenti leur désespoir en allant y chercher un supplément il y a quelques jours.» Cela dit, en ces temps de numérique absolu, le papier reste capital pour lui. «J’aime bien les politiciens qui parlent de transition numérique. Mais, dans notre cas, sans le papier nous sommes morts. Seuls 6 ou 7% de lecteurs ne s’abonnent qu’à la version numérique et ils rappellent souvent deux semaines après pour dire qu’ils prendront quand même le papier.» Pourquoi? «Nous n’avons pas l’offre numérique pour nous battre contre les gros groupes. On est plutôt dans la catégorie désir, voire luxe. On doit se trouver sur la table du salon.» Parenthèse intéressée, un magazine comme «L’illustré» est comparable. Il choisit ses articles avec soin et les traite à sa manière.
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Le rédacteur a certes ses soucis. L’élan n’est plus le même qu’il y a dix ans, la guerre en Ukraine et ses conséquences ont serré les budgets. Il y a autre chose: «Les décideurs dans les grandes entreprises ne font souvent plus partie du paysage régional. Ce sont des gens qui passent une année ou deux ici, à qui il faut expliquer qui nous sommes. Fini le temps où nous tombions sur le président du club de foot ou de tir.» Qu’importe: partout où il passe, et il tient à aller lui-même à la rencontre de ses annonceurs, on lui parle du journal. Il l’incarne, le vit 24 heures sur 24. Sans pour autant dégoûter sa famille: sa femme est partie prenante, son fils est journaliste au Temps et sa fille met la main à la pâte au marketing.
Aujourd’hui? «Nous disons toujours que nous sommes 10 tous les jours, 15 au souper de fin d’année et 35 à l’apéro. Tout le monde est précieux.» Meilleure preuve, au lieu d’organiser un grand bastringue avec les VIP pour son 130e anniversaire, la rédaction du journal a aménagé un bus et s’installe pendant deux jours par semaine dans un village, presque dans la cuisine de sa population. Plus près, on ne pourrait pas.