- Le public a découvert Pierre Naftule dans l’émission de reportages La Course autour du Monde en 1979, il avait 19 ans. Il a fait de la radio, puis s'est imposé comme un auteur et un metteur en scène de premier ordre. Mais qui était l’homme?
- Joseph Gorgoni: Pierre était quelqu'un de très particulier, d’extraordinaire, dans le vrai sens du terme. Il était compliqué d'accès, pas très sympathique de prime abord. Je me souviens qu’en 1991, lors des répétitions, alors que je ne le connaissais pas encore, il piquait des crises et disparaissait pendant 45 minutes. Dans la troupe, personne ne lui disait rien. J’étais allé le voir pour lui demander: «Qu’est-ce qui se passe exactement?» Et là, comme un enfant qu’on gronde, il répondait: «Je suis désolé». Parfois, il était maladroit comme un gosse. Comme il était très intelligent et très rapide, il ne supportait pas les médiocres. Ou ceux qu’il jugeait comme tels. Il avait besoin d'admirer les gens pour les aimer. Il avait du talent pour dénicher les talents, pour mettre les mots à la bonne place et pour diriger les comédiens. Quand vous aviez sa confiance, il vous donnait tout. Il était d’une générosité folle.
«Il n’aimait pas l’à-peu-près, l’incompétence le rendait fou.»
- Qu'est-ce qui l'avait poussé à se diriger vers la scène?
- Il songeait à devenir journaliste, mais s'était dit: «Quitte à raconter des histoires autant les inventer». Il avait envie de rire et de faire rire. Un réel besoin de s'amuser. Pierre avait du mal à prendre les choses au sérieux. Il était cynique, animé d’un mauvais esprit.
- Avait-il fait du théâtre?
- Il a joué à Versoix (ndlr, où il est né le 5 décembre 1960). Je lui disais, après avoir découvert les images: «Tu as bien fait de ne plus faire comédien!» Il n'était pas très bon et on s’en amusait (rires). Il était aussi magicien. A mes débuts, je travaillais chez Baumann-Jeanneret et je me souviens qu’il était venu faire l'animation des 75 ans de l’entreprise.
- Pierre Naftule était un fils d’immigrés roumains.
- Son père était diamantaire. Naftule vient de Naftoule, le prénom de son grand-père, qu’un fonctionnaire avait retranscrit phonétiquement. Sa maman était femme au foyer. C’est sa sœur aînée, Dominique, très drôle, qui lui a donné envie de faire rire. Il l'a mise en scène plusieurs fois dans les premières revues. Pendant les répétitions, j’aimais le faire marrer. Ce n’était pas facile... Et quand je l’entendais s’esclaffer, c’était un bonheur pour moi.
- Comme un gage de succès, il comptait méthodiquement les rires provenant de la salle.
- Derrière le rideau de fond, il les comptait et les classait par catégories: le petit rire, les gros rires, les rires dégoûtés, les rires francs. Il en dressait presque un tableau Excel (rires.) Pierre comptait tout, c’était un toc. Dans les restaurants, en sortant des toilettes, il pouvait déclarer: «Alors, il y a 467 catelles».
- Vous souvenez-vous de votre toute première rencontre?
- On ne choisissait pas Pierre, c'est lui qui vous choisissait. Je l'ai rencontré à l’occasion d’une audition pour La Revue genevoise en 1991 (ndlr, Naftule en a réalisé 15 éditions entre 1990 à 2017). Il m'a engagé comme danseur. Je venais de la comédie musicale «Cats» à Paris et j’avais besoin de travailler. Il m'a fait signer un contrat immédiatement, ce qui n'était jamais arrivé avant. Plus tard, il m’a avoué la raison: «Toi, m’avait-il dit, j'ai vu que t’avais un truc. Je me suis dit: Celui-là, il faut que je le garde». Il a changé ma vie et j'ai un petit peu changé la sienne. Marie-Thérèse, c'est une histoire de fou quand même.
- Comment est né ce personnage?
- Au départ, elle s’appelait Marie-Thérèse Poget et c’était un personnage de la Revue. Pierre m'avait donné un petit rôle: j’incarnais le pape. En entendant la salle se gondoler, je me suis dit: «C’est ça que je dois faire». Il l’a senti tout de suite. Entre deux numéros, dans les loges, il m’a glissé: «Un jour, il faudra qu'on travaille seuls, tous les deux.» Marie-Thérèse est née parce que je faisais cette voix haut perchée pendant les répétitions pour faire rire les danseuses. Pierre m’a dit: «Il faut faire un sketch avec ce personnage». L’année où le 111 – les renseignements – est passé à 2 francs la minute, on a fait un tableau dans lequel cette Marie-Thérèse était cheffe réceptionniste. Le personnage était né; le succès a été immédiat.
- Il n’était pas le marionnettiste et vous la marionnette: c'était une co-création.
- On a tout fait à 4 mains. Pierre avait ce don et cette facilité de mettre en perspective les conneries que je débitais. Au début, on cherchait sans trouver. J'avais commencé à faire de la télé dans «Ça colle et c’est piquant». Marie-Thérèse était foyer-test, elle regardait l’émission et intervenait de façon intempestive pour dire ce qu’elle pensait. On a inventé une vie autour du personnage en imaginant son intérieur, puis son amie Jacqueline et son fils. On s’est dit: elle a un garçon homosexuel et ça va être une catastrophe pour elle. Le spectacle s’est construit comme ça, sans penser que 30 ans plus tard, elle existerait encore.
- Entre Pierre Naftule et vous, il y a quelque chose de l’ordre d’une évidence miraculeuse?
- Comme un couple. Comme si l’un et l'autre avions rencontré la personne de notre vie. C’est très rare dans ce métier. On était très différents et en même temps on se rejoignaient sur plein de choses. On ne s’est jamais engueulés.
«Souvent, nous n’étions pas d'accord. Neuf fois sur dix, il avait raison.»
- S’est-il ouvert à vous au fil du temps?
- Oui. Il a rencontré Maï, danseuse chorégraphe, en 2007. Elle est devenue sa femme en 2017. Grâce à elle, il s'est un peu décoincé. C’était quelqu'un de très secret, de très renfermé. J'ai passé plus de temps avec lui qu'avec Florian mon compagnon. Pierre n’était pas un ami, c’était devenu la famille. Aujourd’hui, je perds un membre de ma famille.
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- Marie-Thérèse est votre enfant ainsi que tous les personnages annexes et leurs expressions. Qu’est-ce qui a façonné cet univers?
- Pendant les répétitions de danse, je disais «Soleil» chaque fois qu'il y avait une chorégraphie qui faisait comme un soleil. Le personnage de Jacqueline, l’expression «la truie est en moi», étaient des choses que je faisais avec mes amis. Pierre a su saisir et modeler ces éléments pour en faire une histoire. Dès 2011, il l’a fait avec Thomas Wiesel ou Nathanaël Rochat en devenant leur manager. Les idées venaient souvent des autres; lui faisait en sorte que ce soit rigolo. C’était un metteur en mots. Un magicien du verbe. Avec une phrase, il faisait une page qu’il tapait à la machine.
- Il a beaucoup oeuvré pour la nouvelle génération.
- Elle est arrivée avec les Thomas Wiesel, Nathanaël Rochat, Marina Rollman ou Charles Nouveau. Avec Pierre, ils ont gagné entre 5 et 10 ans. Ensuite, dès 2018, il a accompagné Blaise Bersinger, Sébastien Corthésy et Benjamin Décosterd dans la création de la Nouvelle Revue de Lausanne. Pierre était très curieux de tout ce qui se faisait dans l’humour, le stand-up.
- C'était un horloger du rire?
- Il avait un truc que les autres n'avaient pas. Après, c'était un style. Souvent, nous n’étions pas d'accord. Et heureusement. Neuf fois sur dix, il avait raison. Il n’aimait pas l’à-peu-près, l’incompétence le rendait fou. Lorsqu’on allait voir un spectacle dans lequel les choses n’étaient pas comme il les aurait faites, il était odieux, ses critiques étaient extrêmement sévères.
- Il allait à Las Vegas, humer l’air du temps, voir des spectacles.
- Oui. Après les revues, il partait. La première fois que je suis allé à Las Vegas, c’est lui qui m’y a emmené, en 1994. Il nous avait invités. Là-bas, découvrant le Cirque du Soleil, j’ai été scotché. A New York, c’étai pareil. Je me souviendrai toujours avoir ouvert les yeux au Marriott Marquis et m’être dit, à 5 h du matin dans ma chambre: «Putain, je suis à Times Square!» Nous avions vu la comédie musicale «Guys & Dolls» avec Nathan Lane. La première chanson de Marie-Thérèse, dans la revue, est tirée de là. Pierre me disait: «Regarde, ça c’est bien. Il faut qu’on aille dans cette direction.» Il nous montrait l'excellence. Quand je suis arrivé à Genève, méfiant, j’ai vite constaté que son exigence était la même qu’à Paris. C’était tout le savoir-faire de Pierre. Ses spectacles, sur la forme, c'était le haut du panier.
- Marie-Thérèse Porchet, pur produit Romand, a triomphé à Paris. Drucker et les autres vous ont reçus. Le public vous a plébiscité.
- Au départ, on nous a dit: «Paris? Mais vous rêvez! Marie-Thérèse, c’est tellement local.» J’ai répondu: «Oui, on rêve. Mais on a le droit.» Et on a bien fait de rêver. Pierre n’écoutait pas ce que disaient les gens. C’était un faiseur. Il travaillait tout le temps. Son métier, c’était sa vie. Je suis parti en vacances avec lui et on bossait. Les trois premières années, après le diagnostic de la maladie de Charcot en 2017, il s'est enfin reposé. Il était obligé d'arrêter.
- Comment a-t-il réagi à l’annonce de ce mal qui allait le paralyser?
- Quand il a appris que c’était incurable, ça a été difficile. Très vite, on en a parlé et on en a beaucoup ri! Un peu comme pour ce qui m'est arrivé aussi (ndlr, une greffe des poumons, révélée dans L’illustré en mars 2021). C'était toujours comme ça avec Pierre: on riait. Quand il a su que j’allais être transplanté, il m’a dit: «Tu ne me grilles pas la politesse s’il te plaît!» (rires.) Dès que j'ai recommencé à marcher, je suis allé le voir. Je faisais des sauts dans sa chambre en lui disant: «Tu vois, ça tu peux plus le faire par exemple.» Et ça nous faisait tellement marrer. Pour mon spectacle, l’an prochain, basé sur mon opération, on a pu travailler malgré son état de santé. On a commencé à écrire et à structurer ensemble. Je lui ai dit: «Il faut que je parle de toi.» Il était d’accord. «Oui! disait-il, imites-moi quand je suis dans mon lit et que je n’arrive pas à parler.» Comme j’hésitais, il m’encourageait. Je l’ai imité et je m’en suis beaucoup voulu: il a tellement ri qu’il s’étouffait. Il a passé tout l’après-midi à tousser.
- Il était chez lui, à Arzier-le-Muids, allongé sur son lit, totalement immobile.
- Les deux dernières années de sa vie, il ne pouvait pas même bouger le petit doigt. Les deux derniers mois, il ne pouvait ni parler, ni avaler sa salive.
- Au début, il marchait appuyé sur une canne.
- Oui. On avait fait «Chambre à part», un spectacle sur l’immobilier mais ça commençait déjà à devenir compliqué. Après, il était en chaise. Depuis bientôt 3 ans, il restait couché, paralysé. Quel cauchemar! Les deux derniers mois, c'était affreux...
- Il était assisté d’un respirateur artificiel et communiquait grâce à une machine qui suivait le mouvement de ses yeux et lui permettait de sélectionner chaque lettre, une par une, pour assembler des mots et faire des phrases.
- Ça le fatiguait beaucoup, mais son esprit était resté intact. Une fois son texte rédigé, une voix électronique et fantomatique me répondait. Ses yeux étaient vifs. On savait très bien quand Pierre en avait assez. Je l'ai encore vu la semaine dernière avec un copain. On s’est bidonnés. On s'est beaucoup moqué de plein de gens, comme il aimait le faire. Maï nous disait: «ça lui fait tellement de bien». Le rire, une fois encore! Lorsque je venais chez eux, c’était aussi pour elle, pour lui changer les idées. Je l'appelais tous les jours au téléphone, jusqu’à hier (ndlr, le 19 mars, jour de son décès).
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- Quel a été votre dernier échange avec Pierre Naftule?
- Je lui ai dit: «Que ça aille le mieux possible. Je reviens la semaine prochaine». Notre crainte, c’était qu’il s’étouffe. En général, c’est comme ça que se termine cette terrible maladie. Pierre a souffert toute la semaine, il ne dormait pas. Il avait des moments de panique. Puis, son taux d'oxygène dans le sang a baissé et il s’est endormi sans souffrir. Son cœur s'est arrêté à 18h30. Les derniers moments ont été assez doux. Il est mort calmement. Quand je l'ai vu, il avait un visage serein, sans douleur. C’était un soulagement. Pour lui, mais aussi pour son épouse. Elle a été à ses côtés jour et nuit. Le 21 mars, ça aurait fait 5 ans pile qu’il avait eu connaissance du diagnostic.