Jolanda Neff a pris le dernier vol fin mars, juste avant que le président Trump ne ferme les frontières des Etats-Unis. Depuis lors, l’athlète saint-galloise vit et s’entraîne en Caroline du Nord, auprès de son ami Luca Shaw, professionnel du VTT. C’est la deuxième fois au cours des six derniers mois que le jeune couple traverse une période hors du commun.
En effet, quelques jours avant Noël, la vie de la championne du monde de cross-country 2017 a connu un bouleversement. Pendant un entraînement aux Etats-Unis, elle a fait une mauvaise chute, qui s’est soldée par une rupture de la rate, un affaissement des poumons et une côte cassée. Cet accident laissera des traces dans l’existence de la triple gagnante du classement général de la Coupe du monde. Entretien.
- Jolanda Neff, quand avez-vous compris que cette chute n’était pas une simple fracture?
- Immédiatement. Je connais la sensation due à une fracture. Là, j’ai tout de suite su qu’il s’agissait d’autre chose.
- Qu’avez-vous ressenti?
- J’ai eu la chance d’être accompagnée par le cinéaste qui me suit pour ma série de vidéos. En outre, trois randonneurs sont arrivés sur les lieux une minute plus tard. Ils nous ont aidés à rejoindre la voiture, éloignée de quinze minutes à pied. Dès que j’ai appris à l’hôpital que je souffrais d’une rupture de la rate, j’ai su que la situation était sérieuse. Depuis les urgences, j’ai appelé ma famille. A cet instant, les médecins m’ont conduite en salle d’opération.
- Aviez-vous peur pour votre vie?
- Je n’en ai eu ni le temps ni l’énergie. J’étais en mode survie, je ne parvenais pas à penser correctement. A l’hôpital, je me sentais dans un état comateux et je ne pouvais pas rester éveillée plus de deux minutes d’affilée. Quand quelqu’un me parlait, je m’endormais. C’était un immense effort de garder les yeux ouverts. Le pire fut cette sensation de soif qui m’a accompagnée tout au long de la première nuit. Je n’ai pas eu le droit de boire une gorgée d’eau au cours des vingt-quatre premières heures, alors que ma bouche était terriblement sèche.
- Comment vous sentiez-vous, loin de chez vous?
- Des membres de ma famille ont hésité à me rejoindre, mais nous ne savions pas s’ils me seraient utiles. Luca et ses parents se sont parfaitement occupés de moi. Il dormait dans ma chambre, sur un canapé trop petit pour lui. Au début, j’avais très mal. J’ai reçu de fortes doses d’analgésiques, avec peu d’effets. Il est difficile de ne pas se sentir abattue après une chute, une opération, une déchirure de la rate et une importante perte de sang. Mon visage était couvert d’écorchures, je suis restée alitée pendant une dizaine de jours. Après trois semaines, j’ai pris un vol pour la Suisse. Avant, impossible. J’étais vraiment heureuse de revoir ma famille.
- Votre vie quotidienne les premières semaines?
- Il était essentiel de maintenir la pression sanguine aussi basse que possible, afin d’éviter que la rate ne se déchire une nouvelle fois. Je n’étais autorisée à monter les escaliers que très lentement. Je suis restée à la maison, ce fut un confinement absolu (elle rit). J’étais si fatiguée que je n’avais envie de rien. Un jour, cependant, je me suis sentie mieux. Au bout d’un mois, j’ai recommencé à faire un peu de vélo. Il m’a fallu attendre trois mois avant de m’exercer de nouveau sur un terrain de cross.
- Jusqu’où pouviez-vous aller au début?
- Alors que je préparais un gâteau, j’ai voulu prendre la poudre à lever, sur le rayon supérieur d’une armoire. Je me suis vite retrouvée au sol. J’ai réalisé que je n’avais pas le droit d’effectuer de tels gestes. La rate ne devait pas être exposée à des chocs ni à des mouvements violents.
- A quel point cela a-t-il été pénible pour vous?
- Il m’a fallu trouver de nouveaux projets afin de ne pas tourner en rond. Je ne voulais pas passer deux mois à regarder Netflix. En premier lieu, j’ai écrit un journal pour analyser l’accident. Ces pages se sont transformées en newsletters pour mes sponsors. Elles sont devenues de plus en plus longues, de sorte que j’ai eu l’idée de rédiger un magazine. Il est paru le 1er mai et compte 32 pages. Ce fut un fil rouge dans ma vie de tous les jours.
- Votre rate est fonctionnelle aujourd’hui.
- Exact. Cette information m’angoissait. J’ai demandé je ne sais combien de fois si ma rate pouvait se régénérer. La réponse était non, car l’alimentation en sang avait été coupée pour éviter tout risque d’hémorragie. Ce fut un choc pour moi. J’ai pris contact avec d’autres cyclistes, comme le Britannique Ben Swift, qui a vécu un accident semblable. Geraint Thomas a dû se faire enlever la rate et a néanmoins remporté le Tour de France. J’ai repris espoir. Un mois plus tard, un spécialiste de l’hôpital de Saint-Gall m’a dit que ma rate était de nouveau irriguée.
- Comment est-ce possible?
- Il m’a dit que c’était un miracle. Une petite artère va de l’estomac à la rate. Comme je suis jeune et sportive, elle est parvenue à apporter assez d’oxygène pour qu’une partie de la rate survive.
- Comment allez-vous aujourd’hui?
- Vraiment bien, je ne ressens plus de douleurs et je peux tout faire. Je dois toujours me montrer patiente pendant l’entraînement, que je reprends pas à pas. Je suis vite fatiguée.
- Auriez-vous été prête pour la saison olympique?
- J’avais prévu de disputer ma première course fin avril. Je suis convaincue d’avoir retrouvé ma condition physique. J’ai souvent vécu de telles situations. Quand je suis devenue championne du monde, en 2017, je m’étais blessée à l’épaule six semaines avant. Je n’arrivais pas à soulever le guidon de mon vélo, je m’étais déchiré un ligament. Et j’ai gagné la course avec plus de deux minutes d’avance...
- Connaissez-vous encore des moments difficiles dans votre rééducation?
- Tout s’est très bien passé. Lorsqu’on a touché le fond, on ne peut que remonter. Ce fut un bonheur de rester une demi-heure réveillée, de prendre le soleil pour la première fois. La joie m’a submergée quand j’ai pu enfourcher mon vélo à l’extérieur. C’était comme si j’avais reçu la chance de tout recommencer, un cadeau.
- En quoi avez-vous changé?
- J’ai pris conscience de qui est réellement important. En premier lieu, ma famille. J’ai envie de passer beaucoup de temps avec elle, d’être aimable et positive. On se demande: «Est-ce cela qu’était devenue mon existence? Est-ce que je le referais?» J’ai eu la chance de voir ma vie sous une nouvelle perspective. C’est fascinant.
- Aviez-vous perdu de vue les vraies priorités?
- Je ne pense pas, mais on vit souvent dans une routine, comme un hamster dans sa roue. Quand on prend un peu de distance, on se demande pourquoi se tourmenter pour des broutilles, on regarde la vie avec d’autres yeux.
- Vous avez un corps parfaitement entraîné. Or, il est soudain devenu fragile.
- J’ai toujours pensé que la peau se reforme et les os se ressoudent. Mais le corps est aussi vulnérable. J’ai réalisé à quel point ses facultés de régénération sont un présent. Quand je me suis retrouvée sur un vélo, j’étais tellement heureuse de sentir mon cœur battre, de respirer. Chaque être humain devrait s’en réjouir.
- Avez-vous subi beaucoup de chutes?
- Cet accident était stupide. Je ne connaissais pas le parcours. Mes chutes se sont produites en pleine action, à cause de concurrentes ou sur une piste inconnue. Pourtant, si je réfléchis aux heures passées sur un vélo en vingt ans, les chutes n’ont pas été si nombreuses.
- Avez-vous de l’appréhension sur votre vélo?
- Pas du tout. Cette crainte ne m’a effleurée qu’une fois, quand nous sommes arrivés sur le parking où j’étais après l’accident. Ensuite, je n’ai pas eu de problème mental. J’étais bien entourée, je l’ai apprécié. Ma joie de vivre est encore plus forte qu’auparavant.